Textes & Scènes de Théâtre / Dialogues de Cinéma / Séries / Littérature / Philo / Poésie…
Il y a des jours où l’on aimerait écrire, en parodiant un titre célèbre, le pamphlet suivant : littérature de la misère, misère de la littérature. On y décrirait la curieuse promotion, partout présente, de la lassitude et du désespoir, de la pauvreté d’imagination et de style, ou encore de l’irrationnel au service des managers (la dernière trouvaille consistant à vous demander d’appeler Divinitel pour trouver, grâce à votre horoscope, l’emploi convenable à votre apparition sous les astres). On essaierait d’analyser les causes de ce désarroi menant à l’amnésie ou à l’exotisme, au populisme précieux, à la perte de vocabulaire sur fond de fascination pour la douleur.
On y ferait à l’inverse, et quitte à provoquer le scandale, l’apologie du détachement et du goût. On citerait en exergue ce mot d’un écrivain français s’étant présenté autrefois sous un masque grec (« un homme subtil et qui ne laisse rien passer ») :
Hâte-toi mon ami, tu n’as pas tant à vivre. Je te rebats ce mot, car il vaut tout un livre. Jouis.
On oserait même écrire son nom pour le dénoncer au mépris public : La Fontaine.
Voici le livre enchanté d’une subversion masquée permanente. On pense ce qu’on veut de » la Pléiade « , mais la voici à son vrai niveau incomparable : papier et vignettes, gravures et texte, présentation et notes nécessaires, trésor complet. C’est d’autant plus important, pour les Fables et les Contes, que trois siècles sont venus se mesurer ici en images. Observez les changements d’interprétations au cours du temps.
Les contemporains voient tout de suite la simplicité bouleversante de la leçon de La Fontaine (Chauveau, Oudry et Cochin). Cette leçon peut se résumer ainsi : je change les dimensions du discours et de la pensée, je parle à partir du bas dénié, je multiplie calmement mes identités, cigale, fourmi, éléphant, grenouille, rat, chat, loup, agneau, renard, lion, cigogne, hirondelle, pigeon, serpent, poule.
Autant de voix contradictoires, de notes, de tours, de tromperies, de ruses, d’équations. Je m’oppose à l’expropriation cartésienne des animaux : non, ce ne sont pas des machines, l’animal vit en moi, je le reconnais, il parle mon langage, et d’ailleurs il n’est rien dans l’univers qui n’ait le sien comparable au mien. Je suis chêne, je suis roseau, de la même façon qu’aigle ou singe. Quand ce lien multiple et animé est brisé, alors, en effet, la régression commence. Chassé du paradis cruel et lucide de La Fontaine (qui éclate encore dans les merveilleuses fantaisies de Fragonard pour les Contes), je vais rentrer dans le fantastique (Grandville, Gustave Doré), c’est-à-dire, de plus en plus, dans le ténébreux, le phobique, l’halluciné, le toujours-déjà surréaliste.
Ce n’est pas un hasard si deux des grandes psychanalyses de Freud s’intitulent » L’homme aux rats » et » L’homme aux loups » : on y voit faire retour, en rêve, l’animal refoulé, le désir chassé de son corps. La Fontaine » nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans les créatures irraisonnables » sait, lui, qu’il faut commencer par les commencements, c’est-à-dire les mathématiques : » Comme par la définition du point, de la ligne et de la surface, et par d’autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l’on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable des grandes choses. »
Ne jouez pas au grand, puisque vous serez trahi par ce que vous avez de petit. N’espérez pas nous abuser ni vous abuser vous-même en faisant du bruit pour cacher votre bestiaire intime. Dites-nous plutôt comment vous vous sentez être corbeau à fromage, âne chargé de reliques, geai paré des plumes d’un paon, poule aux œufs d’or ou pigeon amoureux. Cela s’appelle : ne pas mettre de » faux milieux » entre la chose et vous. La vérité, en somme.
Il n’y a pas de bonne création ni de bonne Société, et ceux qui disent le contraire sont les éternels charlatans des siècles. Le bon sens est la chose du monde la moins partagée. Des montagnes d’argent accouchent de souris polluées qui, d’ailleurs, ne sont que du vent. Le bon n’est pas souvent camarade du beau, raison pour laquelle si peu d’amours durent. » Tout est prévention, cabale, entêtement, point ou peu de justice : c’est un torrent ; qu’y faire ? Il faut qu’il ait son cours. Cela fut et sera toujours. » Inlassablement, sous mille angles divers, les Fables, comme de nouveaux Evangiles, répètent la même philosophie musicale (celle de Molière, et aussi la seule qui vaille). On s’amusera, en passant, d’apprendre que Napoléon, à Sainte-Hélène, anticipant par là sur Paul Eluard, trouvait la fable le Loup et l’Agneau » immorale » et » de trop d’ironie pour être à la portée des enfants « . Quant aux contemporains, que leur conseiller ? Les animaux malades de la peste ? Sans doute.
Le pouvoir des Fables est souverain. Si personne n’écoute plus personne, commencez-en une : les oreilles se tendront peu à peu. C’est pourquoi » on ne saurait trop égayer les narrations « , ce qui n’est pas donné à tout le monde. La ronde des péchés capitaux s’équilibre alors sous le charme d’une logique harmonique, le génie des sons s’empare du reste : » Tout est mystère dans l’Amour, / Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance. » Ou encore : » Bien purs, présents du Ciel qui naissent sous les pas. » Le raisonnement de la » langue des dieux » est dans ce balancement du rythme. La mémoire humaine est obligée de le retenir et d’en faire des lois. Tout le monde répète du La Fontaine : il suffirait de le comprendre, mais rien de plus difficile qu’une évidence portée à ce point. » J’ouvre l’esprit et rend le sexe habile. » Ou, plus carrément, et c’est Apollon qui parle :
Je vois de loin, j’atteins de même.
Philippe Sollers, La guerre du goût, Gallimard, 1994, p.353
Venez vous faire votre avis sur La Fontaine devant Dialogue à Fables !