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A l’affiche au printemps au Lucernaire, et en ce moment au Théâtre du Rond-Point (photo ci-dessus avec Romain Duris et Marina Foïs, qui livrent une belle interprétation) ainsi qu’au Théâtre de Belleville, le moins qu’on puisse dire c’est que les Démons de Lars Norén ont la cote ! Voici la scène finale entre Frank et Katarina, dans sa quasi-intégralité :
[…] Katarina entre, va directement vers le marteau posé sur l’étagère. Frank la regarde, va vers elle comme s’il voulait le lui prendre. Elle pose légèrement sa main sur son épaule.
FRANK. Qu’est-ce que tu vas faire ?
Katarina prend deux clous sur la table. Maintenant et jusqu’à la fin tout se déroule très lentement.
Qu’est-ce qu’il y a Katarina ?
KATARINA. Elle semble complètement normale. Force Frank à reculer. Ne me quitte pas.
FRANK. Quand ?
KATARINA. Ne me quitte pas.
FRANK. Pourquoi ?
KATARINA. Parce que je t’aime. Parce que je t’aime. Tu m’aimes.
FRANK. Non.
KATARINA. Si.
FRANK. C’est parti… C’est… quelque chose du passé.
KATARINA. Quoi ?
FRANK. Tu n’existes plus pour moi.
KATARINA. Tu ne peux pas m’aimer quand même ?
FRANK. Je le peux… Mais je ne le veux pas.
KATARINA. Ce n’est pas vrai
FRANK. Si.
KATARINA. Ce n’est pas vrai… Nous sommes si beaux ensemble… Nous nous appartenons, il suffit qu’on se touche pour le sentir… Il a suffi que tu me souries et tu m’as tombée… Il suffisait que tu passes la porte… j’étais à nouveau heureuse, aussi malheureuse que je pouvais être.
Oui, on s’accordait si bien. Tu étais plus petit que moi de quelques centimètres, mais un peu plus grand quand tu avais une montre sur toi. Mon chéri.
Elle l’enlace.
J’aime vraiment ton visage de chair, de sang et d’âme… un morceau de chair qui grouille de vers, comme quand on soulève une pierre tu sais… Bien que ça s’appelle vie… être vivant… ça bout, ça bat, ça a mille couleurs et ça éclaire très fort… Si t restais inerte trois secondes, je serais perdue pendant plusieurs années… non, je le serais pendant tous mes temps libres… Je t’aime, t’aime, t’aime… de la façon la plus étrange et la plus belle… Au plus profond de moi, je suis prête… ici et maintenant et toujours… Je sais que je ne peux jamais l’exprimer et que tu ne peux jamais le comprendre… Je n’ai pas vraiment admis ma déception… toutes les petites bassesses qui rampent lentement… mais qu’est-ce que ça peut faire ?
Elle le regarde.
Il suffit que tu sois près de moi comme hier soir, je peux en vivre pendant des semaines.
Un long temps.
En moi ça oscille entre le chaos et le grand calme.
Un temps.
Je peux encore sentir le goût de l’homme que tu étais… je désire ce goût qui émanait de lui… je suis à nouveau éprise de toi… non plutôt amoureuse… un sentiment sincère, chaleureux et plein d’amour… Je pense déjà que nous serons bien… mais je n’ose pas… répète seulement ce que tu dis quand tu t’assieds sur le lit adossé au mur… maintenant on va prendre du temps, on va voyager, on va être ensemble cet été… tu ne vas pas travailler… nous allons… Et je continue à grandir au-dessus de la mort… aujourd’hui je crois presque que j’y suis dans la vie… il m’est venu à l’esprit que je devais peut-être faire don de moi à un autre que toi… quelqu’un avec qui ce n’est pas dangereux… quelqu’un qui ne sait pas qui je suis, qui ne m’a pas vue, quelqu’un que je ne rencontrerai sans doute jamais… quelqu’un qui aime sûrement très fort sa petite amie… Et tout ça pour en arriver à ce qu’on se donne, donne. Peut-être que c’est ma façon d’y aller seule, pour pouvoir te rencontrer si tu es là… Le cœur, disais-tu, le cœur… quand j’ai dit… tout à coup tu ramènes l’amour… Tu as dit que tu étais… heureux hier… tu te souviens ? On le voit clairement quand tu es heureux.
Un temps.
Ça me frappe… mon côté paranoïde… est-il, toi es-tu heureux parce que tu crois que je m’en vais… et que comme ça les problèmes seront résolus… tu n’as plus besoin d’avoir un sentiment de culpabilité envers moi… parce que tu ne veux plus être avec moi ?… Pensées horribles… encore un pensée horrible…
Un temps.
Est-ce que tu sais ce que tu veux Frank ? Est-ce que tu es sûr que tu veux vivre avec moi ? Ou est-ce que tu parles de vieillir ensemble parce que ça fait charmant ?
Elle caresse son visage comme s’il était aveugle. Un temps.
Ou est-ce que t’étais vraiment sérieux ?
Un temps.
Cette nuit j’ai compris beaucoup de choses. Aujourd’hui j’ai compris beaucoup de choses. J’ai vraiment compris que je t’aime. Combien je t’aime. Avant j’étais incapable d’en prendre conscience, mais je le savais… J’avais quelque chose dans la main ?
FRANK. Quand tu es entrée ?
KATARINA. Oui… est-ce que j’ai apporté quelque chose ?
FRANK. Deux clous.
KATARINA. Rien d’autre ?
FRANK. Non… j’ai pas vu.
KATARINA. Le marteau ?
FRANK. Non, il est là.
KATARINA. Je vois bien…
Elle a forcé Frank à aller vers un mur transparent tourné vers le public.
Oui, toi, Frank…
FRANK sourit. Oui, toi, Katarina…
KATARINA. Imagine que je prenne ce clou et que j’écorche un peu ta main… Imagine que je t’écorche… Imagine que je pique un peu plus… Pour faire mal… Imagine que je prenne le marteau et le lève avec ma main… Mais imagine que je lève ta main et la pose sur le mur, comme ça. J’aime tes mains.
[..]
FRANK. A quoi tu penses ?
KATARINA. A rien.
FRANK. A rien ?
KATARINA. Non.
FRANK, comme si c’était une question. Tu m’aimes ?
KATARINA. Plus que jamais. Ça n’a jamais cessé. Je ne t’ai jamais aimé moins. Seulement plus.
FRANK. Il n’y a pas beaucoup d’avenir dans tout ça…
KATARINA. Il y a tout l’avenir dont j’ai besoin… M’aimes-tu ?
FRANK. Oui.
KATARINA. Dis-le.
FRANK. Je t’aime.
KATARINA. Encore une fois.
FRANK. Je t’aime.
KATARINA. C’est vrai ?
FRANK. Oui.
KATARINA. Dis-le pour que je te croie. Dis-le pour que ça me pénètre.
FRANK dit de différentes façons. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime.
KATARINA, comme si elle était mourante. Ne me quitte pas… je t’aime tant… […]
Lars Norén, Démons, L’Arche, trad. Louis-Charles Sirjacq et Per Nygren, pp 128-133. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Démons — Lars Norén