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Première scène de Buffet Froid (1979) de Bertrand Blier. Gérard Depardieu (Alphonse Tram) et Michel Serrault (Le comptable) ont un échange surréaliste sur le quai vide du RER A à La Défense…
Alphonse marche lentement vers le comptable, assis sur un siège. Il vient s’asseoir derrière lui, puis se tourne et le regarde avec une curiosité très insistante.
LE COMPTABLE : Qu’est-ce que vous regardez ?
ALPHONSE : Qui ? Moi ?
LE COMPTABLE : Oui, vous. Qu’est-ce que vous regardez ?
ALPHONSE : Rien.
LE COMPTABLE : Si, je m’excuse, mais vous regardiez quelque chose.
ALPHONSE : Je regardais… votre oreille.
LE COMPTABLE : Qu’est-ce qu’elle a mon oreille ? Vous êtes oto-rhino ?
ALPHONSE : Non.
LE COMPTABLE : Bon bah alors, foutez-moi la paix.
(Ils se rasseyent dos à dos, et Alphonse se remet à le regarder)
ALPHONSE : Je trouve que vous avez une tête de comptable.
LE COMPTABLE : (il se lève) Je suis comptable.
(Il va s’asseoir plus loin. A nouveau, Alphonse vient s’asseoir derrière lui)
LE COMPTABLE : Bon bah alors, vous me suivez ?
ALPHONSE : Oui.
LE COMPTABLE: Pourquoi ?
ALPHONSE : Besoin de compagnie.
LE COMPTABLE : Ma compagnie pour quoi faire ?
ALPHONSE : Pour parler, les gens ne se parlent plus.
LE COMPTABLE : J’ai pas envie de parler. D’ailleurs, vous ne m’êtes pas sympathique.
ALPHONSE : Vous avez tort. Je gagne à être connu.
LE COMPTABLE : Ça m’étonnerait… Vous avez une tête à avoir des drôles d’idées !
ALPHONSE : Quel genre d’idées ?
LE COMPTABLE : Ah, foutez-moi la paix !
(Il se lève une fois de plus, et va s’asseoir ailleurs. Alphonse le suit et lui lance 🙂
ALPHONSE : Vous en avez pas, vous, des drôles d’idées ?
LE COMPTABLE : Des idées de quoi ?
(Alphonse s’assoit à côté de lui)
ALPHONSE : Ça vous arrive jamais, par exemple, d’avoir envie de tuer quelqu’un ?
LE COMPTABLE : Pardon ?
ALPHONSE : Je vous demande si ça vous arrive parfois d’avoir envie de tuer quelqu’un.
LE COMPTABLE : Qui ?
ALPHONSE : N’importe qui.
LE COMPTABLE : Et pourquoi ?
ALPHONSE : Comme ça. Sans raison. Une impulsion.
LE COMPTABLE : Non…
ALPHONSE : Jamais ?
LE COMPTABLE : Non…
ALPHONSE : Même pas dans le métro ?
LE COMPTABLE : Pas vraiment…
ALPHONSE : C’est pourtant facile…
LE COMPTABLE : Bof.
ALPHONSE : Mais si… Vous avez votre couteau dans votre poche. Hop. (Il sort son couteau) Le couteau sort de la poche. Clic. (la lame jaillit) La lame jaillit. Tac ! (Il mime un coup de couteau) Ca y est, le ventre est percé. Un quidam qui s’écroule. Personne ne s’arrête. On croirait un clochard qui roupille.
LE COMPTABLE : Qu’est-ce que c’est un… un quidam ?
ALPHONSE : Un anonyme… un mec sans importance… dont la mort dérangera personne… Vous pensez jamais à des trucs pareils ?
LE COMPTABLE : Non…
ALPHONSE : Alors, à quoi vous pensez ?
LE COMPTABLE : A votre couteau.
ALPHONSE : Il vous plaît ?
LE COMPTABLE : Pas du tout. Vous devriez le ranger dans votre poche. Vous savez, c’est dangereux de jouer avec ce genre d’instruments.
ALPHONSE : Vous avez raison… Tenez ! Je vous en fais cadeau, prenez-le !
LE COMPTABLE : Mais j’en veux pas !
ALPHONSE : Mais si prenez-le, c’est un bon couteau, faites-moi plaisir !
LE COMPTABLE : Mais j’ai pas besoin de couteau !
ALPHONSE : Mais moi non plus ! Si je le garde, je sens que je vais faire une connerie !
LE COMPTABLE : Mais je m’en fous de votre couteau, (il le jette sur un siège derrière eux) je le mets là, voilà ! Je le connais pas !
ALPHONSE : Vous devriez pas laisser traîner un outil pareil, ça pourrait donner une idée à quelqu’un…
LE COMPTABLE : Vous êtes pas un peu surmené en ce moment… ?
ALPHONSE : Ha ! Ça risque pas, je suis chômeur !
LE COMPTABLE : Vous avez bien de la veine.
ALPHONSE : Croyez pas ça. Y’a rien de plus crevant que de se tourner les pouces.
LE COMPTABLE : Parce que vous croyez peut-être que le travail repose…
ALPHONSE : Ça dépend du travail…
LE COMPTABLE : Bah le mien il m’emmerde, il m’abrutit. Le soir, je m’endors devant ma télé comme un paquet.
ALPHONSE : Et bah moi j’ose même plus m’endormir, parce que quand je dors je fais des cauchemars, des cauchemars épouvantables…
LE COMPTABLE : Quel genre de cauchemars ?
ALPHONSE : Je rêve que je suis poursuivi par la police…
LE COMPTABLE : Pour meurtre ?
ALPHONSE : Evidemment.
LE COMPTABLE : Et elle vous attrape ?
ALPHONSE : Qui ça ?
LE COMPTABLE : La police !
ALPHONSE : Non ! Justement ! Je la sens sur mes talons, mais elle ne m’attrape pas, elle me traque ! Toute la nuit ! Et je me réveille avec des sueurs froides, épuisé…
LE COMPTABLE : C’est pas une raison pour vous balader avec un couteau dans votre poche.
ALPHONSE : J’ai toujours eu un couteau dans ma poche.
LE COMPTABLE : Pour quoi faire ?
ALPHONSE : Pour couper ma viande.
(Un silence. Le comptable se retourne pour regarder si le couteau est toujours posé là où il l’a mis, et s’aperçoit qu’il a disparu)
LE COMPTABLE : Vous l’avez repris ?
ALPHONSE : Quoi ?
LE COMPTABLE : Votre couteau.
ALPHONSE : Non…
LE COMPTABLE : Il est plus là !
ALPHONSE : Mais je vous avais dit de pas le laisser traîner ! Ça aura tenté quelqu’un par les temps qui courent !
(Ils cherchent le voleur sur le quai. Le RER arrive, le comptable monte dedans et empêche Alphonse de monter)
LE COMPTABLE : Je vous interdis de monter dans le même wagon que moi !
ALPHONSE, crie : Mais pourquoi ? On était en train de devenir copains !
LE COMPTABLE : (crie, depuis la coulisse) Assassin !
ALPHONSE, même jeu : Mais puisque je vous dis que c’était un cauchemar ! Vous n’allez pas me laisser tout seul… !
(Le RER part)
Voici l’extrait du film en vidéo :
Bertrand Blier, Buffet Froid. Voir notre liste complète de textes et de scènes de théâtre (pour une audition ou pour l’amour du travail).