Textes & Scènes de Théâtre / Dialogues de Cinéma / Séries / Littérature / Philo / Poésie…
Léa Seydoux (Suzanne) dans Juste la fin du monde de Xavier Dolan (2016).
Louis retourne dans sa famille après douze ans d’absence : « Douze ans que j’y suis pas allé. Douze ans que tu peux vraiment pas les saquer dis donc. Saquer, non. La famille quoi. Il arrive qu’on laisse chez des gens dont on ne comprend pas qu’ils nous soient proches ou relié par le sang et dont on s’éloigne, volontairement. Douze ans. Et tout à coup, l’idée d’un déjeuner, rattraper le temps perdu, non. Prévenir du temps qu’il reste. Douze ans, c’est long. Et rien, depuis. La mère si, quelquefois. Et ma sœur, que je connais à peine qui n’avait que dix ans quand je suis parti. La belle-sœur aussi, femme de mon frère, charmante à ce qu’on dit. Et puis mon frère. Et pourquoi avoir peur d’eux au fond. Ça pourrait être agréable, comme dans les romans où tout finit en beauté et on finirait par s’aimer. On rirait avec bêtises. Ils fermeraient les yeux sur les erreurs. Ou ils me reprocheraient tout. Ne me pardonnerait rien. Ça pleurerait, ça crierait comme dans les feuilletons qui ne se posent pas de questions. Les secrets, les sanglots. Les reproches. Qu’est-ce qu’ils feront quand je leur dirais. Quand je leur dirais que je m’en vais. Que je ne reviendrais pas, de manière définitive en souillant leurs souvenirs. Qu’est-ce qui se passera. Imprévisible. Et pourtant, ce n’est qu’un déjeuner en famille. C’est pas la fin du monde. » Sa soeur Suzanne lui reproche de n’avoir pas pris le temps d’écrire, lui qui, justement, est écrivain. La scène se passe « un dimanche ou bien encore durant près d’une année entière ».
SUZANNE. Parfois, tu nous envoyais des lettres,
parfois tu nous envoies des lettres, ce ne sont pas des lettres, qu’est-ce que c’est ?
de petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases,
rien, comment est-ce qu’on dit ?
elliptiques.
« Parfois, tu nous envoyais des lettres elliptiques. »
Je pensais, lorsque tu es parti
(ce que j’ai pensé lorsque tu es parti),
lorsque j’étais enfant et lorsque tu nous as faussé compagnie
(là que ça commence),
je pensais que ton métier, ce que tu faisais ou allais faire
dans la vie,
ce que tu souhaitais faire dans la vie,
je pensais que ton métier était d’écrire (serait d’écrire)
ou que, de toute façon
– et nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le sais, tu
ne peux pas ne pas le savoir, une certaine forme d’admiration,
c’est le terme exact, une certaine forme d’admiration
pour toi à cause de ça -,
ou que, de toute façon,
si tu en avais la nécessité,
si tu en éprouvais la nécessité,
si tu en avais, soudain, l’obligation ou le désir, tu saurais
écrire,
te servir de ça pour te sortir d’un mauvais pas ou avancer
plus encore.
Mais jamais, nous concernant, jamais tu ne te sers de cette possibilité, de ce don (on dit comme ça, c’est une sorte de don, je crois, tu ris)
jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette qualité
– c’est le mot et un drôle de mot puisqu’il s’agit de toi –
jamais tu ne te sers de cette qualité que tu possèdes, avec
nous, pour nous.
Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges pas
dignes.
C’est pour les autres.
Ces petits mots
– les phrases elliptiques –
ces petits mots, ils sont toujours écrits au dos de cartes postales
(nous en avons aujourd’hui une collection enviable) comme si tu voulais, de cette manière, toujours paraître être en vacances,
je ne sais pas, je croyais cela,
ou encore, comme si, par avance,
tu voulais réduire la place que tu nous consacrerais
et laisser à tous les regards les messages sans importance que tu nous adresses.
« Je vais bien et j’espère qu’il en est de même pour vous. »
Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, 1ère partie, scène 3. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans une librairie de quartier via ce lien Place des Libraires : Juste la fin du monde — Jean-Luc Lagarce