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Des écrivains parlent d’argent : un texte de Marx dans la bouche de Luchini !

Fabrice Luchini Des écrivains parlent d'argent

Voici un texte de Marx que j’ai découvert au théâtre des Déchargeurs dans Des écrivains parlent d’argent, le nouveau spectacle de Fabrice Luchini. « Vous vous dites, ça y est, il s’est rallié à Mélenchon ! », ironise l’artiste en annonçant le prochain morceau de sa « lecture ». Il s’agit d’un extrait des Manuscrits de 1844 (un recueil posthume de notes que Marx a écrites avant la publication du Manifeste du Parti Communiste), qui analyse le pouvoir de l’argent, et dans lequel Marx illustre son propos par un passage de Faust et un autre de Timon d’Athènes.

L’argent, qui possède la qualité de pouvoir tout acheter et de s’approprier tous les objets, est par conséquent l’objet dont la possession est la plus éminente de toutes. Universalité de sa qualité est la toute-puissance de son être ; il est donc considéré comme l’être tout-puissant. L’argent est l’entremetteur entre le besoin et l’objet, entre la vie et le moyen de vivre de l’homme. Mais ce qui me sert de médiateur pour ma propre vie me sert également de médiateur pour l’existence d’autrui. Mon prochain, c’est l’argent.

Goethe dans Faust :

« Que diantre! Il est clair que tes mains et tes pieds / Et ta tête et ton c… sont à toi ; / Mais tout ce dont je jouis allègrement / En est-ce donc moins à moi ? / Si je puis payer six étalons, / Leurs forces ne sont-elles pas miennes ? / Je mène bon grain et suis un gros monsieur, / Tout comme si j’avais vingt-quatre pattes. »

Shakespeare dans Timon d’Athènes :

« De l’or! De l’or jaune, étincelant, précieux ! Non, dieux du ciel, je ne suis pas un soupirant frivole… Ce peu d’or suffirait à rendre blanc le noir, beau le laid, juste l’injuste, noble l’infâme, jeune le vieux, vaillant le lâche… Cet or écartera de vos autels vos prêtres et vos serviteurs; il arrachera l’oreiller de dessous la tête des mourants; cet esclave jaune garantira et rompra les serments, bénira les maudits, fera adorer la lèpre livide, donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le banc des sénateurs; c’est lui qui pousse à se remarier la veuve éplorée. Celle qui ferait lever la gorge à un hôpital de plaies hideuses, l’or l’embaume, la parfume, en fait de nouveau un jour d’avril. Allons, métal maudit, putain commune à toute l’humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations… »

Shakespeare décrit parfaitement l’essence de l’argent. Pour le comprendre, commençons d’abord par expliquer le passage de Gœthe :

Ce que je peux m’approprier grâce à l’argent, ce que je peux payer, autrement dit ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur d’argent. Ce que je suis et ce que je puis, ce n’est nullement mon individualité qui en décide. Je suis laid, mais je puis m’acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l’argent. Personnellement je suis paralytique mais l’argent me procure vingt-quatre pattes ; je ne suis donc pas paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l’argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur. L’argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon ; au surplus, l’argent m’évite la peine d’être malhonnête et l’on me présume honnête. Je n’ai pas d’esprit, mais l’argent étant l’esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il d’esprit ? Il peut en outre s’acheter les gens d’esprit, et celui qui est le maître des gens d’esprit n’est-il pas plus spirituel que l’homme d’esprit ? Moi qui puis avoir, grâce à l’argent, tout ce que désire un cœur humain, ne suis-je pas en possession de toutes les facultés humaines ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ?

Si l’argent est le lien qui me relie à la vie humaine, à la société, à la nature et aux hommes, l’argent n’est-il pas le lien de tous les liens ? Ne peut-il pas nouer et dénouer tous les liens ?

Shakespeare fait ressortir surtout deux propriétés de l’argent : C’est la divinité visible, la métamorphose de toutes les qualités humaines et naturelles en leur contraire, la confusion et la perversion universelles des choses. L’argent concilie les incompatibilités. C’est la prostituée universelle, l’entremetteuse générale des hommes et des peuples.

Karl Marx, Manuscrits de 1844. Texte extrait du spectaclelecture Des évrivains parlent d’argent de Fabrice Luchini. Prochaines dates au Théâtre de Paris à partir du 19 septembre.

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