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« Longtemps j’ai joué avec les mots des autres. J’ai voulu jouer avec les miens et puis tardivement, j’ai constaté que mes mots les uns derrière les autres racontaient des histoires. Alors pourquoi pas ? » Voilà ce qu’écrit modestement notre regretté Jean Rochefort au dos de ses mémoires intitulées Ce genre de choses. C’est la discrétion d’un « seigneur » qui point à travers ses lignes, l’intelligence pudique derrière l’oeil qui frise, car le bouquin confirme un vieux soupçon : on ne peut pas transmettre les mots des autres avec talent quand on n’a pas soi-même le verbe haut. Sur le papier, le style Rochefort a des échos desprogiens. Pour vous en donner une idée, nous avons choisi un épisode particulièrement truculent de la vie professionnelle de notre histrion national, relaté avec beaucoup d’humour : en 2003, le film indépendant The Brown Bunny est projeté en sélection officielle au Festival de Cannes et fait scandale. Dans une scène, on voit l’actrice Chloë Sevigny pratiquer une fellation non-simulée sur Vincent Gallo, qui se trouve être le scénariste-réalisateur-monteur-producteur et premier rôle de l’oeuvre. Jean Rochefort est alors membre du jury, et voici comment il décrit l’affaire…
Avertissement au lecteur : dans le cas de figure présenté, on ne peut pas être d’accord. Entrent en ligne de compte les rapports au père, à la mère, à l’éducation dans son ensemble, aux influences géographiques – un habitant de Gstaad grelottante dehors en hiver ne réagira pas comme un Cannois au mois d’août dans les circonstances évoquées ci-dessous.
Il s’agit de considérer à froid l’importance positive ou négative d’une fellation hétérosexuelle excédant six minutes, dans le dernier tiers d’un film en sélection officielle au festival de Cannes.
Au préalable, je me dois de préciser trois ou quatre facteurs qui me semblent importants :
A/ Pour les membres du jury, la projection a eu lieu le matin.
B/ L’actrice, dans la situation qui nous concerne, doit, tout en assumant la fellation, poursuivre un monologue d’au moins six minutes comme indiqué plus haut. L’impétrante, n’ayant incontestablement pas eu de formation classique, fait preuve ici, circonstances considérées, d’une diction déplorable (1).
C/ Le titre du film impliqué est The Brown Bunny, mise en scène, scénario, interprétation de Vincent Gallo.
D/ Rochefort est membre du jury.
Venons à lui après la projection, à la recherche d’une objectivité cartésienne et pragmatique qu’il juge indispensable, il estime qu’afin d’analyser au plus près les motivations de ladite scène, il a besoin de solitude, il déjeunera donc seul et frugalement.
Premièrement, question essentielle à ses yeux d’où découleront les analyses suivantes : l’égo du scénariste, metteur en scène et acteur de The Brown Bunny n’est-il pas par trop turgescent ? A-t-il choisi lui-même d’interpréter le personnage principal masculin afin de réaliser une autobiographie partielle ? Ou s’est-il attribué ce rôle pour des raisons budgétaires bien compréhensibles ? Ou encore pour des raisons personnelles infiniment plus obscures qui ne sauraient être de notre ressort ?
Poursuivant sa quête, Rochefort doit admettre qu’en ce qui le concerne les scènes « olé olé » à l’écran le laissent indifférent ou légèrement « barbouillé », à moins qu’il ne soit partie prenante.
En commandant le plat principal, Rochefort penche de plus en plus en faveur de l’utilité de la séquence fellationniste, persuadé, cette fois, que le scénariste, acteur et metteur en scène de l’oeuvre, a voulu dans le monologue en partie – volontairement ? – inaudible, introduire quelques éclaircissements sur les nombreuses obscurités, peut-être indispensables, du scénario.
Le plat principal arrive, pourquoi ne serait-ce pas un cassoulet de pingouin, puisque le monde est fou, puisque folle est la vie, puisque le couple du film The Brown Bunny s’assied à la table voisine ?
A Rochefort de trouver alors rapidement une attitude, à Rochefort de siffloter « Happy Birthday, Mister President » en fixant le plafond, à Rochefort de commander une banane pour l’actrice, exigeant d’elle un replay du monologue en ingérant, mais avec lenteur, le fruit phallique, afin que, cette fois-ci, il n’en perde plus un seul mot.
A lui de jurer sur la tête de ses proches qu’il ne sera plus jamais membre d’un jury, qu’il n’ira plus jamais au cinéma, qu’il n’en achètera plus jamais les Cahiers.
Et à cet instant, les yeux embués, il décide d’acquérir un petit chien qu’il promènera inlassablement sur les bords de Seine.
(1) Au Conservatoire, nous devions lire, crayon à papier de gros calibre en bouche, Britannicus ou Cinna à nos maîtres, qui n’admettaient pas la moindre inaudition.
Texte extrait de Ce genre de choses de Jean Rochefort. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Ce genre de choses – Jean Rochefort
Bon jour,
Une génération d’acteurs comme Marielle, Noiret, … qui hélas ne sont plus.
Max-Louis
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Trois fois hélas…
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