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Je me pointe à 18h50 au Poche-Montparnasse pour voir Chère Elena et là, pas de chance mon con, je me suis trompé d’horaire. Plutôt que de débloquer quelques niveaux sur Candy Crush, je sors mon plus beau sourire imberbe au guichetier, qui me fait une place moins de 26 ans pour The Servant de Robin Maugham. Juste avant que la pièce ne démarre, je trouve un fauteuil mieux placé et, comme j’ai l’air bien installé, une vieille rombière vient me disputer l’assise. Je lui restitue « son » siège avec une parole amène tout en souhaitant sa mort prochaine (ne me jugez pas, cette personne a par la suite ronflé à plusieurs reprises). Morceau de jazz. On est à Londres dans les années 50. Tony vient d’emménager et il cherche un domestique. Se présente alors un bonhomme intrigant doté de références sérieuses qui est embauché sur-le-champ. Barrett est une vraie fée-du-logis et un cordon bleu hors pair. Tony, qui a passé 6 ans en Afrique, se laisse glisser dans ce nouveau confort organisé par son majordome. Seulement Sally, la fiancée de Tony, ne voit pas cette influence d’un bon oeil, ni Richard, l’ami de longue date. La situation se complique encore lorsque Barrett fait engager sa nièce au service de Monsieur… Je n’en dis pas plus. Le personnage de Barrett – interprété par Maxime D’Aboville (vu dans La Conversation de Jean d’Ormesson et sa Leçon d’Histoire de France)- tient la pièce. Ses mouvements sont chorégraphiés jusque dans les changements de décor à vue. Et la dialectique du maître et de l’esclave s’opère avec une belle progression. A souligner aussi la traduction très agréable de Laurent Sillan.
Entre les deux spectacles, je tombe sur la troupe des Mauvais Élèves, qui joue Les Amoureux de Marivaux (meddley charmant de scènes de Marivaux enrobées de variété française, vu au Festival d’Avignon Off l’été dernier) dans la salle du bas, encerclée par une foule de lycéens visiblement très contents de la représentation.
Mais venons-en maintenant à cette Chère Elena de Ludmilla Razoumovskaïa car c’est une pièce réussie. Cruelle mais réussie. Myriam Boyer (la femme de Patrick Dewaere dans Série Noire) joue à merveille son personnage de professeur humaniste et intègre : « Buvons un coup à votre humanité ! » déclare-t-elle à ses quatre élèves qui sont venus gentiment lui demander la clé du coffre où sont gardées les copies des examens finaux avec un cadeau d’anniversaire sous le bras… Quand elle découvre leur manigance, elle les renvoie dans leurs buts. Elle repousse Volodia le charmeur, qui propose de faire soigner sa mère par un éminent docteur, Pacha le rhéteur, qui invoque Dostoïevski et la mort de Dieu, le cynisme matérialiste de Lialia qui avoue vendre sa « virginité au plus offrant » et le nihilisme alcoolique de Vitia. Elle s’accroche à ses valeurs. Quand les lycéens la tourmente et lui reproche son intransigeante « morale étriquée et bureaucratique », elle réplique avec une intelligente émotion et se cramponne.
Volodia, le chef sadique de la bande (joué par Alexis Gilot qui avait partagé son expérience au cours Florent), pousse ses camarades : « Vous travaillez mal, Messieurs, ça manque d’inspiration » et s’ingénie à désespérer l’enseignante pour qu’elle cède à leur demande. Est-ce que les étudiants vont basculer dans l’horreur du crime ? Une seule façon de le savoir… La traduction de Joëlle et Marc Blondel est bonne, la distribution bien équilibrée entre les jeunes (j’ai déjà salué la performance de la doyenne), le plateau, la lumière et le décor sont bien utilisés pour nous plonger dans ce huis clos angoissant. C’est, somme toute, une belle mise en scène signée Didier Long. Petit défaut : ça va quand même parfois un peu vite dans la bouche des jeunes hommes, mais on leur pardonne car ça exprime bien l’essence de cette nouvelle génération « dynamique » des années 70 qui veut rompre les amarres avec les valeurs poussiéreuses des années 60 et obéir aux lois aveugles du marché. Je termine sur cette réplique d’Elena à Volodia : « Tu te prends pour un génie du mal ? Vous êtes des petits-bourgeois… Je crache sur vos âmes mercantiles ! » Si vous n’avez jamais assisté à un drame soviétique, c’est l’occasion !
Bref, c’était une belle soirée au Théâtre de Poche.