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Talking Heads (Moulins à paroles en VF) est une série de monologues écrite pour la BBC par Alan Bennett. L’écrivain britannique nous présente des personnages de femmes dont Diane De La Croix et Roxane Turmel, qui ont monté une adaptation et que nous avons rencontrées au Festival d’Avignon cet été, parlent très bien. Je vous renvoie à leur interview.
Voici un premier monologue tiré de « Nights in the Gardens of Spain » (« Les nuits dans les jardins d’Espagne »).
Le mur d’un salon dans un banal pavillon de banlieue. Rosemarie est une femme d’âge mûr, issue de la classe moyenne. Elle est assise.
En principe, personne n’est tué dans le quartier. C’est une zone pavillonnaire, et on n’entend jamais de cris. C’est pour ça qu’il m’a fallu une bonne minute avant de comprendre ce qu’elle me disait, cette femme.
« Il est mort ? Je lui ai dit. D’une crise cardiaque ? » « Oh non, m’a-t-elle dit, vous n’y êtes pas. Vous voyez bien, je suis venue pieds nus. »
Je lui disais seulement bonjour, comme ça, en passant ; mais ils ont un très beau magnolia grandiflora et, une fois, je l’avais aperçue en train de jardiner et je lui avais crié : « Vous avez la main plus verte que moi, avec votre magnolia ! » Elle m’avait simplement souri et répondu : « Oui. » Et comme rien ne m’était venu pour continuer la conversation, on en était restées là. Ça m’arrive tout le temps, je démarre une conversation, et je ne sais pas comment continuer.
Une femme plutôt blonde, l’air un peu à bout. Un visage avenant, mais avec les traits tirés. Bref, elle descend sur la route et elle attend que j’arrive au niveau de leur portail puis elle me dit : « Je sais qu’on ne se connaît pas bien, mais il est arrivé quelque chose à M. McCorquodale. »
J’étais pressée parce que je devais prendre le bus de huit heures cinquante-trois pour aller chez Sainsbury’s, mais bon, je suis entrée chez elle. « Il n’est pas dans son assiette ? », je lui ai dit. « Non, m’a-t-elle dit, j’ai l’impression qu’il est mort. Par ici… Mais je vous préviens, Mme Horrocks… Il n’a pas de pantalon. » Je lui ai dit : « ne vous inquiétez pas pour moi, je travaille comme bénévole à l’hospice deux fois par semaine.» Sauf qu’en réalité, je m’occupe juste du chariot-repas, et je n’ai jamais assisté à la mort de quelqu’un. Ils pensent que je ne suis pas encore prête pour accompagner les personnes durant leurs derniers instants.
Elle portait une jolie petite robe en lin, tout simple. Je pense qu’elle avait bu.
Le mari était sur le dos, étendu sur le tapis, un de ces machins à longs poils de laine, maintenant maculé de sang et de je-ne-sais-quoi d’autre… C’est affreux, mais la première chose qui m’est venue à l’esprit c’est qu’elle n’arriverait jamais à faire partir cette tâche.
Il portait un tee-shirt vert à col en V, qui fait un peu jeune, à mon goût, pour un retraité, mais Henry est comme ça, lui aussi ; de temps en temps, l’envie lui prend de mettre quelque chose de plus élégant. Et des petites chaussettes en lycra.
« Vous permettez que je le touche ? », je lui ai dit. « Si vous voulez, m’a-t-elle dit, mais je vous assure qu’il est mort. Je viens de passer une heure assise à le regarder. » Je lui ai dit : « Son pantalon est à l’envers. » « Oh, ça c’est moi, m’a-t-elle dit, j’ai voulu le lui remettre avant d’aller chercher quelqu’un. »
Il avait un petit tatouage près du nombril, et je me suis rappelé qu’à leur installation Henry avait cru comprendre qu’il travaillait dans les distributeurs automatiques. Je lui ai dit : « Vous croyez qu’il s’est cogné la tête ? » « Oh non, m’a-t-elle dit. Je lui ai tiré dessus. J’ai rangé le revolver. » Elle a ouvert le tiroir du buffet. Et le revolver était là, au milieu des sets de table et des jeux de cartes. Il avait un pistolet parce qu’il avait fait la Guerre de Malaisie, apparemment.
J’ai d’abord voulu appeler Henry pour lui demander ce qu’il fallait faire, mais je n’en ai pas eu le courage. J’ai aussi hésité à appeler les urgences, parce que je n’ai jamais vraiment su ce qui était considéré comme une urgence… Enfin, vu qu’elle avait déjà attendu une heure, je me suis que le plus urgent était de lui faire une tasse de thé. J’ai commencé à remplir la bouilloire au robinet et je lui ai demandé depuis la cuisine :
« La police n’est pas encore passée, n’est-ce pas ? »
« Non, m’a-t-elle dit. Pourquoi ? »
Et je lui ai dit : « Pour rien. »
N’empêche qu’il y avait une paire de menottes sur l’égouttoir…
Alan Bennett, « Nights in the Gardens of Spain », Moulins à Paroles (Talking Heads). N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Moulins à Paroles — Alan Bennett