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Oderunt Poetas de Lucio Bukowski
Le nouveau recueil musical de Lucio Bukowski et d’Oster Lapwass est sorti ! Tendez l’oreille – ou la joue – les amis, le MC lyonnais soufflète les chantres du « c’était mieux avant » en redonnant pour de bon ses lettres de noblesse au rap français !
Oderunt Poetas n’est pas un album à écouter, c’est un album à réécouter. On serait tenté d’écrire un papier sur chacune des 13 chansons qui le composent (comme nous l’avons fait pour le premier extrait Ogni giorno è la scuola) tant il recèle de grain à moudre. La magnifique pochette de Yoann Merienne (ci-contre) est une mise en garde : le poète a brossé des opus inspirés, avec couches et sous-couches, il va falloir rompre l’os pour en extraire la substantifique moelle !
Oderunt Poetas n’est pas un album facile car chez Bukowski, il n’y a pas de « flow sans profondeur » (Sur la Carte). Il revient à la source du Rythm And Poetry et des poèmes homériques avec une recette traditionnelle : « l’image poétique scandée » (Ogni giorno è la scuola). Aux fioritures techniques, le lyriciste préfère la richesse du texte (« La technique sans le texte, c’est comme une fille bandante à tête de trav' », balançait-il déjà dans Feu Grégeois), la demi-rime et le poids des mots bruts.
Pour autant, ne vous imaginez pas un « intello prétentieux » (Frank Michael), l’artiste est un Joseph Jacotot moderne (cf. Ogni giorno è la scuola) visant l’émancipation intellectuelle et sensible de l’individu. Un élitiste populaire à la Jean Vilar (ndlr : le créateur du Festival d’Avignon, qui voulait un « théâtre populaire d’élite »). Dans le « brouillard post-moderne », il ouvre pour le « public mal guidé » (Orties & orchidées) des pistes et balise ses clips avec des indices curieux.
Lucio Bukowski « fabrique des textes à tiroirs vides ». (Le pas tranquille de l’homme qui ne va nulle part).
A commencer par ce titre cryptique en latin : Oderunt Poetas. Oderunt Poetas… Quézaco ? Je savais que j’aurais dû bosser mes déclinaisons… Un petit coup de Google Translate et j’obtiens cette traduction approximative : « Ils détestent les poètes… » Ils détestent les poètes… Oh le salaud ! C’est qui ça encore, ils ? Les Illuminati…? Accrochez-vous car ce n’est pas la seule énigme de l’album. Le Sphinx de La Guillotière y cultive l’art de la polysémie et du rébus.
Image extraite du clip de la chanson Oderunt Poetas de Lucio Bukowski
Entendons-nous, il ne s’agit pas ici de « rap game », c’est un autre jeu dans lequel le rappeur nous entraîne. Avec des niveaux, rassurez-vous, comme dans Candy Crush ! Si, au premier pallier, on saisit « l’araignée au plafond bancaire », il faut un peu plus de pratique pour la punchline « Alfred Nobel et la fin du monde seraient de mèche » (Eau en poudre). Pour accéder à ce level, il faut savoir qu’Alfred Nobel a inventé la dynamite, évidemment… Mais c’est tout l’intérêt ! On réécoute un peu plus tard et on comprend – selon une expression toute économique – que la culture est le seul bien dont l’utilité marginale est croissante ; autrement dit : plus on en consomme, plus on en jouit (essayez avec d’autres produits, plus ou moins stupéfiants, vous verrez que c’est vrai).
Lucio Bukowski est un Dan Brown qui ne donne pas dans le divertissement. Une sorte de Père Fourras sans boyards à la clé. Le premier hussard noir à l’ère de la « gamification« . On peut dire qu’il a fait ses humanités. Au gré du texte et des vidéos, les références sérieuses abondent : poétiques et littéraires (Omar Khayyam, William Blake, Paul Eluard, Antonin Artaud, Jacques Rancière…), bien sûr, mais aussi philosophiques et religieuses (Saint-Thomas, Kant, Simone Weil…) ou picturales (Bosch, Goya, Monet, Basquiat…). Et quand il s’empare des symboles de la pop culture, c’est pour mieux cracher dans la soupe Campbell’s :
Vous êtes exactement les mêmes en différentes couleurs. Andy Warhol. (Eau en poudre)
A l’exception notable de Frank Michael, qui devient une icône le temps d’une chanson. Entendant les paroles de variétoche en autotune (« Aime-moi comme je t’aime / je fais le serment / de rester toujours le même / jusqu’à la fin des temps »), on pourrait croire que c’est du second degré ; pourtant, en creusant, on découvre que le chanteur qu’on surnomme « l’amoureux des vieilles dames » a toujours boudé les médias et fondé son succès sur le bouche-à-oreille… Le rappeur, « anonyme comme Actarus » (ndlr : personnage du dessin animé Goldorak), mêle à nouveau joyeusement 2Pac, Molière et les licornes et manifeste son refus des étiquettes étriquées.
Je me torche avec les critiques comme Baudelaire. (Sur la carte)
Pour cet artiste inactuel et ambigu, la morale (cette « faiblesse de la cervelle » disait Rimbaud) explicite façon « rap conscient » est un écueil.
Les moralistes sont encore plus chiants que c’que j’pensais. J’préfère Booba à tous les démagos du rap français. (Feu grégeois)
Ses morceaux sont des récits initiatiques comme les contes d’Andersen (Kejserens nye klæder) ou de Perrault. En appuyant sur play, l’auditeur s’aventure à « petits pas » (Décalage vers le rouge) « à travers une forêt de symboles / qui l’observent avec des regards familiers ». A lui d’être « attentif aux signes » (Oderunt Poetas) et de creuser la surface des choses.
« L’arbre de vie plonge ses racines sous la peau d’une femme » (Rubaïyat).
Il suffit de gratter. Gratter toujours. Gratter toujours la même plaie, disait Terzieff. L’objectif est l’élévation.
« Et si t’as le pedigree, ça se reconnaît au débit. »
Le rappeur « pense en éclats », son flow est dense comme le débit d’un barrage hydroélectrique (écoutez Eau en poudre, Le pas tranquille de l’homme qui ne va nulle part, Orties & Orchidées…) et produit à mon avis assez d’énergie pour alimenter les générations futures. Ne vous fiez pas à l’atmosphère anxiogène d’Eau en poudre ou de Kejserens nye klæder, l’horizon s’ouvre dans La Pesanteur et la grâce ou dans Frank Michael. Sous ses airs de poète maudit, Lucio Bukowski est un grand optimiste. Depuis sa cellule de moine, il nous adresse un message d’espoir :
Demain sera meilleur que la pisse d’âne dans leur Coca. (Ogni giorno è la scuola)
Oderunt Poetas, Lucio Bukowski & Oster Lapwass
1. Ogni giorno è la scuola
2. Oderunt Poetas
3. Eau en poudre
4. Orties & orchidées
5. Kejserens nye klæder
6. La pesanteur et la grâce
7. Frank Michael
8. Rubaïyat
9. Décalage vers le rouge
10. Sur la carte
11. In memoriam Orpheus
12. Musique liquide pour oreille interne
13. Le pas tranquille de l’homme qui ne va nulle part