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Bakary Sangaré (Le Parachutiste) et Bruno Raffaelli (Adrien) dans la mise en scène de Muriel Mayette (Photo : J-P Lozouet)
Monologue (à vrai dire c’est une tirade) pour homme extrait du Retour au désert de Bernard-Marie Koltès. Point de vue d’un parachutiste noir sur la fin de l’empire colonial français.
ADRIEN. – N’aimes-tu pas ce pays? N’aimes-tu pas cette terre? Es-tu un sauvage venu pour la piller, ou un militaire pour la garder?
PARACHUTISTE. – J’aime cette terre, bourgeois, mais je n’aime pas les gens qui la peuplent. Qui est l’ennemi ? Es-tu un ami ou un ennemi ? Qui dois-je défendre et qui dois-je attaquer ? Ne sachant plus où est l’ennemi, je tirerai sur tout ce qui bouge.
J’aime cette terre, oui, mais je regrette les temps anciens. Moi, j’ai la nostalgie de la douceur des lampes à l’huile, de la splendeur de la marine à voiles. J’ai la nostalgie de l’époque coloniale, des vérandas et du cri des crapauds-buffles, l’époque des longues soirées où, dans les domaines, chacun à sa place s’allongeait dans le hamac, se balançait sur le rocking-chair ou s’accroupissait sous le manguier, chacun à sa place et tranquille dans sa place, et sa place était à lui. J’ai la nostalgie des petits négrillons courant sous les pattes des vaches, et que l’on chassait comme des moustiques. Oui, j’aime cette terre, et personne ne doit en douter, j’aime la France de Dunkerque à Brazzaville, parce que cette terre, j’ai monté la garde sur ses frontières, j’ai marché des nuits entières, l’arme à la main, l’oreille aux aguets et le regard vers l’étranger. Et maintenant on me dit qu’il faut me coucher sur ma nostalgie et que ce temps est révolu. On me dit que les frontières bougent comme la crête des vagues, mais meurt-on pour le mouvement des vagues ? On me dit qu’une nation existe et puis n’existe plus, qu’un homme trouve sa place et puis la perd, que les noms des villes, et des domaines, et des maisons, et des gens dans les maisons changent dans le cours d’une vie, et alors tout est remis en un autre ordre et plus personne ne sait son nom, ni où est sa maison, ni son pays ni ses frontières. Il ne sait plus ce qu’il doit garder. Il ne sait plus qui est l’étranger. Il ne sait plus qui donne les ordres. On me dit que c’est l’histoire qui commande l’homme, mais le temps de la vie d’un homme est infiniment trop court; et l’histoire, grosse vache assoupie, quand elle finit de ruminer, elle tape du pied avec impatience. Ma fonction à moi, c’est d’aller à la guerre, et mon seul repos sera la mort.
Il disparaît.
Le Retour au désert de Bernard-Marie Koltès, Acte III, tableau 11.
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