Textes & Scènes de Théâtre / Dialogues de Cinéma / Séries / Littérature / Philo / Poésie…
Mise en scène d’Atteintes à sa vie de Stanislas Nordey au TNB en 2002.
Texte extrait de la pièce Atteintes à sa vie de l’auteur britannique Martin Crimp (Attempts on her life, en VO). Des narrateurs racontent comme des scénarios de film l’histoire multiple d’une femme invisible, appelée tour à tour Anne, Anya, ou Annie…
LE NARRATEUR. C’est plutôt drôle et plutôt triste aussi. Plutôt quelque chose de doux-amer, cela pourrait être l’une de ces choses plutôt douces amères, l’une de ces choses qui font rire à travers les larmes. Après tant de temps, après de si longues années, il revient enfin chez sa maman. D’abord, tu vois, elle dit quelque chose comme : « mais qui est là ? » Et puis, au bout d’un moment, elle réalise : « Mon Dieu, mais c’est mon fils ! » Et ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, là, dans la cuisine. Et, tu vois, c’est vraiment très… émouvant, c’est vraiment très émouvant de voir qu’il a pu le faire, qu’il a trouvé cette force, de pardonner à sa maman, qu’il lui a pardonné son alcoolisme, qu’il lui a pardonné d’aller avec d’autres hommes, qu’il lui a pardonné d’avoir détruit la confiance en soi de son père, de l’avoir conduit au suicide… Et voilà qu’ils se mettent tous deux à pleurer, et à rire, tout à la fois ! Et rire, et pleurer encore, dans cette même cuisine où lorsqu’il était petit il assistait aux terribles querelles de ses parents : son papa, en larmes, jetant l’alcool de sa mère dans l’évier à dix heures du matin, tandis qu’elle, elle hurlait que si c’était un homme, un vrai, avec la moindre parcelle de dignité, elle n’aurait pas besoin de se saouler à mort, n’est-ce pas ? Et sur la table, il y a ces petites éraflures qu’il se rappelle avoir faites secrètement avec une fourchette. Alors, vous prenez conscience, vous voyez, de la continuité des choses, du côté doux-amer des choses. Puis, il dit : « Eh, M’man, j’ai une surprise pour toi… » Et Maman s’écarte plutôt de lui et suit ses yeux et dit : « Quelle surprise ? » Et lui : « Regarde par la fenêtre, M’man… » Alors, par la fenêtre, elle voit ce pick-up poussiéreux, et, à l’arrière, deux tout petits enfants, les yeux écarquillés, regardant plutôt droit dans la caméra, et elle n’arrive pas à croire que ce sont ses propres petits-enfants. Puis, il dit : « M’man, je veux te présenter Annie. » Et alors, cette femme, Annie, sort du pick-up, et elle est grande, et belle, et solide, avec ce regard bleu clair qui vous va droit dans le coeur. Elle est, oui, je pense, qu’elle est réellement la femme dont tout homme rêve, et l’épouse que toute mère aurait rêvé de choisir pour son fils. On apprend que lui, Annie et les enfants mènent… comment dire… ce nouveau mode de vie. Oui, c’est cela, ce nouveau mode de vie loin de la ville, ils vivent de la terre, plantent des trucs, chassent des trucs, creusent le sol pour trouver de l’eau claire et pure, éduquent eux-mêmes leurs enfants, dans la conviction que l’homme est libre devant Dieu de se forger sa propre destinée, et d’employer tous les moyens nécessaires pour protéger sa famille. Et, pendant le déjeuner, genre salade, poulet-mayonnaise, nous apprenons qu’il est en fait le commandant en chef d’un groupe d’individus ayant les mêmes idées, et qui ont pris les armes. Non pas parce qu’ils ont soif de sang, mais par nécessité, parce que c’est la guerre. « La guerre, demande Maman, comment ça la guerre ? » Alors, Annie doit expliquer à Maman que, eux, ils ne croient pas aux taxes, ni au bien-être social, et toute cette merde, que leur guerre est une guerre contre un gouvernement qui retire le pain de la bouche des travailleurs pour le donner aux pornographes et aux avorteurs de ce monde, c’est une guerre contre les pédés abandonnés de Dieu ! Une guerre contre les trafiquants de crack et les Noirs ! Une guerre contre les Juifs conspirateurs qui veulent réécrire l’histoire ! Une croisade contre les images dégénérées qui veulent se faire passer pour de l’art ! Une guerre contre tous ceux qui ne veulent pas reconnaître notre droit à porter des armes ! Et il y a une lumière intérieur dans Annie, comme si, ouf ! elle avait pu fuir, fuir le tohu-bohu et le désordre de notre vie et de notre époque, trouver une sorte de… quoi, en fait ? Cette… chose, je suppose… Cette chose, cette… chose absolue. Comme si elle avait trouvé cette chose, comme si… tu vois, comme si elle avait trouvé cette chose, cette… clé. Oui, cette chose-clé ! Ce secret, cette… certitude et cette simplicité. Cette chose, secrète et simple, que nous cherchons tous pendant notre vie, et qui est, je crois, la vérité.
Atteintes à sa vie, Martin Crimp, L’Arche. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Atteintes à sa vie — Martin Crimp