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Le 26 mai 1797, la Haute Cour de Justice de la République française condamne à la peine de mort Gracchus Babeuf, révolutionnaire égalitariste considéré comme le premier communiste moderne. Babeuf était jugé pour son implication dans un complot visant à renverser le Directoire, instaurer l’égalité entre tous les citoyens et organiser une communautarisation des biens privés. Cette dernière lettre qu’il envoie à sa famille juste avant l’échafaud peut donner un joli monologue.
« Bonsoir, mes amis. Je suis prêt à m’envelopper dans la nuit éternelle. J’exprime mieux à l’ami auquel j’adresse les deux lettres que vous aurez vues ; je lui exprime mieux ma situation pour vous que je ne le peux faire à vous-mêmes. Il me semble que je ne sens rien pour trop sentir. Je remets votre sort dans ses mains. Hélas ! je ne sais si vous le trouverez en position de pouvoir faire ce que je demande de lui ; je ne sais comment vous pourrez arriver jusqu’à lui. Votre amour pour moi vous a conduits ici à travers tous les obstacles de notre misère ; vous vous y êtes soutenus au milieu des peines et des privations ; votre constante sensibilité vous a fait suivre tous les instants de cette longue et cruelle procédure dont vous avez comme moi, bu le calice amer ; mais j’ignore comment vous allez faire pour rejoindre le lieu d’où vous êtes partis ; j’ignore si vous y retrouverez des amis ; j’ignore comment ma mémoire sera appréciée, malgré que je crois m’être conduit de la manière la plus irréprochable ; j’ignore enfin ce que vont devenir tous les républicains, leurs familles et jusqu’à leurs enfants à la mamelle, au milieu des fureurs royales que la contre-Révolution va amener. 0 mes amis ! que ces réflexions sont déchirantes dans mes derniers instants !… Mourir pour la patrie, quitter une famille, des enfants, une épouse chérie, seraient plus supportable, si je ne voyais pas au bout la liberté perdue et tout ce qui appartient aux sincères républicains enveloppé dans la plus horrible proscription. Ah ! mes tendres enfants, que deviendrez-vous ! je ne puis ici me défendre de la plus vive sensibilité… Ne croyez pas que j’éprouve un regret de m’être sacrifié pour la plus belle des causes ; quand même tous mes efforts seraient inutiles pour elles, j’ai rempli ma tâche…
Si, contre mon attente, vous pouviez survivre à l’orage terrible qui gronde maintenant sur la République et sur tout ce qui lui fut attaché ; si vous pouviez vous retrouver dans une situation tranquille et trouver quelques amis qui vous aidassent à triompher dans votre mauvaise fortune, je vous recommanderais de vivre bien unis ensemble ; je recommanderais à ma femme de tâcher de conduire ses enfants avec beaucoup de douceur, et je recommanderais à mes enfants de mériter les bontés de leur mère en la respectant et en lui étant toujours soumis. Il appartient à la famille d’un martyr de la liberté de donner l’exemple de toutes les vertus pour attirer l’estime et l’attachement de tous les gens de bien.
Je désirerais que ma femme fît tout ce qui lui serait possible pour donner de l’éducation à mes enfants, en engageant tous ses amis de l’aider dans tout ce qui serait également possible pour cet objet. J’invite Emile de se prêter à ce vœu d’un père que je crois bien-aimé, et dont il fut tant aimé ; je l’invite à s’y prêter sans perdre de temps et le plus tôt qu’il pourra,
Mes amis, j’espère que vous souviendrez tous de moi et que vous en parlerez souvent. J’espère que vous croirez que je vous ai tous beaucoup aimés. Je ne concevais pas d’autre manière de vous rendre heureux que par le bonheur commun. J’ai échoué : je me suis sacrifié ; c’est aussi pour vous que je meurs.
Parlez beaucoup de moi à Camille ; dites-lui mille et mille fois que je le portais tendrement dans mon cœur.
Dites-en autant à Caïus, quand il sera capable de l’entendre.
Lebois a annoncé qu’il imprimerait à part nos défenses. Il faut donner à la mienne le plus de publicité possible. Je recommande à ma femme, à ma bonne amie, de ne remettre à Baudouin, ni à Lebois, ni à d’autres, aucune copie de ma défense, sans en avoir une autre bien correcte par devers elle, afin d’être assurée que cette défense ne soit jamais perdue. Tu sauras, ma chère amie, que cette défense est précieuse, qu’elle sera toujours chère aux cœurs vertueux et aux amis de leur pays. Le seul bien qui te restera de moi, ce sera ma réputation. Et je suis sûr que toi et tes enfants, vous vous consolerez beaucoup en en jouissant. Vous aimerez à entendre tous les cœurs sensibles et droits dire en parlant de votre époux, de votre père : Il fut parfaitement vertueux.
Adieu. Je ne tiens plus à la terre que par un fil que le jour de demain rompra. Cela est sûr, je le vois trop. Il faut en faire le sacrifice. Les méchants sont les plus forts ; je leur cède. Il est au moins doux de mourir avec une conscience aussi pure que la mienne ; tout ce qu’il y a de cruel, de déchirant, c’est de m’arracher de vos bras, ô mes tendres amis, ô tout ce que j’ai de plus cher !… Je m’en arrache ; la violence est faite… Adieu, Adieu, adieu, dix millions de fois adieu…
Encore un mot. Écrivez à ma mère et à mes sœurs. Envoyez-leur par la diligence ou autrement ma défense, telle qu’elle sera imprimée. Dites-leur comment je suis mort, et tâchez de leur faire comprendre, à ces bonnes gens, qu’une telle mort est glorieuse loin d’être déshonorée…
Adieu donc encore une fois, mes biens chers, mes tendres amis. Adieu pour jamais ; je m’enveloppe dans le sein d’un sommeil vertueux. »
Dernière lettre de François-Noël Babeuf, dit Gracchus Babeuf, à sa famille. Voir notre liste de textes et de scènes issus du théâtre, du cinéma et de la littérature (pour une audition ou pour le plaisir)