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Décor dessiné par André Barsacq pour Le Rendez-vous de Senlis
Le Rendez-vous de Senlis est une pièce de Jean Anouilh qui fut créée en 1941 au Théâtre de l’Atelier par André Barsacq. Si vous avez déjà subi un état des lieux un peu trop scrupuleux pour une location, cette première scène d’inventaire (pour un homme et une femme) vous plaira !
Un salon rococo. La Propriétaire et Georges sont encore dans la salle à manger. La Propriétaire lit sur un gros registre.
LA PROPRIÉTAIRE. « Et quatre pots de fleurs façon cuivre avec ciselures et ornements de style. »
GEORGES, répétant, lassé. « Et quatre pots de fleurs façon cuivre avec ciselures et ornements de style. » Ils sont bien là. Ils auraient garde de ne pas y être.
LA PROPRIÉTAIRE. Comment ?
GEORGES. Je disais qu’ils étaient ravissants.
LA PROPRIÉTAIRE. Je pense bien, c’est un cadeau de mariage !
GEORGES. Alors…
Ils sont passés dans le salon.
LA PROPRIÉTAIRE. Voilà pour la salle à manger. Maintenant, nous passons au grand salon. Je suis le même principe. Je commence par les murs. (Elle lit.) « Murs tendus de vie brochée à ramages, fleurs et oiseaux. »
GEORGES. Je vous arrête, madame. Je ne vois pas les oiseaux.
LA PROPRIÉTAIRE. Comment ?… comment ? Vous ne voyez pas les oiseaux ?
GEORGES. Je vous assure que je n’y mets aucune mauvaise volonté. Je ne vois pas les oiseaux. Vous spécifiez sur votre inventaire : « Murs tendus de vie brochée à ramages, fleurs et oiseaux. » Nous sommes bien dans le salon ? Vous ne faites pas erreur ?
LA PROPRIÉTAIRE. Voyons, monsieur, je connais ma maison !
GEORGES. Je vois les ramages, je devine au besoin les fleurs, mais, malgré tous mes efforts, je ne vois pas les oiseaux. Les voyez-vous ? Je vous fais juge.
LA PROPRIÉTAIRE, les yeux collés au mur. Je n’ai pas mes lunettes.
GEORGES. Vous comprenez bien que je ne tiens pas à me mettre dans mon tort et à être obligé de vous payer des oiseaux le jour de mon départ.
LA PROPRIÉTAIRE, affolée. Mais j’ai toujours eu ces inventaires. Ils ont été faits par une personne extrêmement compétente…
GEORGES. Voyez vous-même. Je ne peux pas mieux vous dire.
LA PROPRIÉTAIRE, compulsant à nouveau son cahier. « … à ramages, fleurs et oiseaux. »
GEORGES. C’est peut-être le précédent locataire qui les a emportés.
LA PROPRIÉTAIRE esquisse un pâle sourire. Sur une tapisserie, monsieur…
GEORGES. De nos jours, madame, l’ingéniosité des escrocs ne connaît plus de bornes. En tout cas, c’est un fait, cette soie brochée ne présente plus traces d’oiseaux.
LA PROPRIÉTAIRE, qui n’a pas encore perdu tout espoir. Ce motif-là… peut-être… ne trouvez-vous pas… ici, la tête… là, la queue ?
GEORGES. Un oiseau la tête en bas ! Vous avez déjà vu un oiseau la tête en bas ?
LA PROPRIÉTAIRE. Qu’est-ce qu’il faut faire ?
GEORGES. Je ne vois qu’un moyen : rectifier l’inventaire.
LA PROPRIÉTAIRE. Cela vous fait rire, vous ? On voit bien que vous êtes jeune. Si vous aviez moi âge, les soucis vous dévoreraient vivant…
GEORGES, avec soudain un pli triste à la bouche. Oh ! croyez-moi, madame, ils ont aussi le goût des viandes jeunes.
LA PROPRIÉTAIRE. Ecoutez, je laisse seulement « soie brochée à ramages et à fleurs ». Mais, bien entendu, je n’aurais pas songé à vous accuser…
GEORGES, qui a retrouvé son entrain. Je suis un homme d’affaires, madame. J’ai pour principe de faire les choses en règle. Votre inventaire est par ailleurs d’une telle précision…
LA PROPRIÉTAIRE. Il a été fait par une personne très compétente…
GEORGES. Trop compétente, croyez-moi. Nous avons encore beaucoup de pièces à voir ?
LA PROPRIÉTAIRE. Comme vous êtes impatient, monsieur ! Nous n’avons encore fait que la salle à manger et l’entrée ; il nous reste les deux salons et sept chambres aux étages.
GEORGES, regarde l’heure. Nous avons mis trente-cinq minutes pour ces deux premières pièces. Il nous en reste neuf autres. cela fait trois petites heures en allant bon train.
LA PROPRIÉTAIRE, très fière. Mon inventaire a quatre-vingt-douze pages !
GEORGES. Bravo ! Seulement moi, madame, j’attends plusieurs personnes au train de 7h10 et il est moins deux. J’ai donc onze minutes maximum à vous consacrer. Qu’allons-nous faire ?
LA PROPRIÉTAIRE, trottine d’émotion. Onze minutes ! onze minutes ! mais, monsieur, c’est insensé !
GEORGES. Je vous avoue que c’est un peu ce que je pense. Tout ce que je peux vous dire, madame, c’est que ce sont des situations où l’on ne se met pas de gaieté de coeur.
LA PROPRIÉTAIRE. Mais enfin, monsieur, est-ce ma faute s’il vous faut cette maison en cinq minutes ? Vous avez loué à partir du premier, soit. Mais vous n’emménagiez pas… Je ne pouvais tout de même pas faire cet inventaire sans vous. Vous me tombez dessus un beau jour sans crier gare, à l’heure du dîner, et il faudrait que tout soit fait en cinq minutes… Je suis encore bien bonne de vous laisser emménager à la nuit tombée… Vous savez bien que ce n’est pas dans les usages.
GEORGES. Un brusque changement de mes projets… Il me faut cette maison ce soir.
LA PROPRIÉTAIRE. Peut-être, monsieur, mais un inventaire est un inventaire. Allons, allons, nous allons faire vite. Nous ne verrons pas les chambres de domestiques aujourd’hui… Là, vous voyez que je fais mon possible pour vous être agréable… (Elle reprend son cahier.) Voyons : « … à ramages et à fleurs… Aux fenêtres, quatre grands rideaux de damas rouge et des embrasses de même métal. »
GEORGES. De même métal ?… mais… quel métal ?
LA PROPRIÉTAIRE. Comment, quel métal ?
GEORGES. Je vous prie de bien vouloir relire. Vous allez voir vous-même.
LA PROPRIÉTAIRE. « Quatre rideaux de damas rouge et des embrasses de même métal. » « De même métal… » (Elle rêve un moment.) Oui, il doit y avoir une erreur ou une ligne de sautée… C’est une personne très compétente, n’est-ce pas, mais très âgée…
GEORGES. Trop âgée, madame, beaucoup trop âgée. Cet inventaire fourmille d’erreurs. « Des rideaux de damas rouge et des embrasses de même métal… » et vous voulez me faire signer cela ? Je veux croire que vous êtes de bonne foi, mais tout de même, madame… Des embrasses de même métal, sans préciser lequel ? Et si le jour de mon départ vous me les réclamez en or, ces embrasses ?
LA PROPRIÉTAIRE. En or, monsieur, des embrasses ! vous voulez rire…
GEORGES. Pardon, madame, pardon, cela serait votre droit. Je suis un homme d’affaires, je sais à quoi une signature m’engage. Je me refuse à écouter plus longtemps la lecture de cet étrange document. Vous direz de ma part à la personne âgée et compétente qui s’est chargée de sa rédaction…
LA PROPRIÉTAIRE. Elle est décédée, monsieur.
GEORGES. Alors vous ne lui direz rien. Donnez-le-moi d’ailleurs, votre inventaire. Tenez, je le signe. Je le signe pour vous épargner des tracas. Des tracas qu’à votre âge on s’exagère toujours. Bien à tort, croyez-moi, madame, bien à tort. car tout s’arrange dans la vie, au moins pour un soir… Vous me direz qu’un soir, ce n’est pas long. C’est parce que les hommes sont trop exigeants, madame. Avec un peu d’imagination, on peut très bien vivre toute sa vie en un soir. (Il signe.) « Lu et approuvé. » Voilà. Comme cela, l’existence vous paraîtra plus facile pendant les… (Il regarde sa montre.) … sept minutes qui vont suivre. Car dans sept minutes, madame, il faut que votre maison soit entièrement à moi, depuis les oiseaux introuvables de soie brochée à ramages et à fleurs jusqu’à ses embrasses de même métal.
LA PROPRIÉTAIRE, à qui cette faconde fait un peu peur. A vous… monsieur… à vous… Comprenons-nous n’est-ce pas ? … Je vous fais remarquer que cette location meublée pour un mois ne vous donne pas droit…
GEORGES. Aucun droit, madame, je le sais… mais écoutez-moi bien. (Il la fait asseoir et s’assied en face d’elle.) Vous avez l’air d’une vieille dame extrêmement gentille…
LA PROPRIÉTAIRE, qui se demande ce que cela cache. Mais non, mais non, monsieur je ne suis pas gentille…
GEORGES. Si ! vous êtes gentille. Et vous avez de plus une vieille maison de province que vous n’arrivez jamais à louer, mais qui est adorable. Cette maison, vous me l’avez louée un très bon prix, pour un mois…
LA PROPRIÉTAIRE, plaintive. Je voulais louer à l’année.
GEORGES, avec humeur. Mais moi aussi, madame, je voulais louer à l’année !… Nous voulons tous louer à l’année et nous ne pouvons jamais louer que pour une semaine ou pour un jour. C’est l’image de la vie.
LA PROPRIÉTAIRE. Pardon, pardon. Pour un mois ! Je trouve déjà assez humiliant de louer au mois. Je ne suis pas une logeuse.
GEORGES, grave. Comme vous êtes exigeante !… Je vous jure, moi, madame, que je serais le plus heureux des hommes si je pouvais l’habiter tout un mois, votre maison.
LA PROPRIÉTAIRE. Mais rien ne vous en empêche, puisque vous l’avez louée jusqu’au 1er juillet !
GEORGES. Je l’ai louée jusqu’au 1er juillet, mais je ne l’habiterai probablement qu’un soir.
LA PROPRIÉTAIRE. Je ne comprends pas très bien.
GEORGES. Je vous en prie, ne cherchez pas…
LA PROPRIÉTAIRE. D’abord, pouvez-vous m’expliquer comment un jeune homme seul peut avoir besoin d’une grande maison, comme cela, à plusieurs kilomètres de Paris, presque en province en somme…
GEORGES. Je dois y recevoir de la famille. Et à ce propos – vous me comprendrez, j’en suis sûr – je serais gêné d’avouer à ces personnes – à ces parents – que je n’ai emménagé que ce soir. Ayez l’amabilité de rester enfermée dans votre chambre et de cacher cet inventaire.
LA PROPRIÉTAIRE. Je vous en laisse toutefois le double. Vous le vérifierez demain à loisir.
GEORGES. Je n’y manquerai pas.
LA PROPRIÉTAIRE. Et sachez, monsieur, que vos recommandations étaient superflues. J’ai pour principe de ne pas gêner mes locataires. Ah ! je vous signale que le téléphone est inutilisable. Il n’a pas de fils. C’est un souvenir… En outre, je vous recommande ce fauteuil. Le pied est cassé. Si vos parents sont de fortes personnes, dirigez-les plutôt sur la bergère. Attention aussi à la vitrine, qui est extrêmement fragile. Elle contient vingt-deux petites porcelaines blanches, dont une recollée.
GEORGES, résigné. Dont une recollée. Je la soignerai comme mon enfant.
LA PROPRIÉTAIRE s’en va et s’arrête avec un petit cri. Oh ! Tenez, là… à droite du cadre. Vous ne trouvez pas qu’on dirait un peu un oiseau ?
GEORGES. Non.
LA PROPRIÉTAIRE soupire et s’éloigne en relisant son inventaire. « … À ramages, fleurs et oiseaux… »
GEORGES. On sonne, c’est pour moi. Voulez-vous être assez aimable pour aller vous cacher ? J’ouvrirai moi-même.
LA PROPRIÉTAIRE, sortant. Vous-même… Mais vos parents ne trouvent pas bizarre que vous habitiez cette grande maison sans domestiques ?
GEORGES, sortant aussi. Je vous remercie. J’y ai pensé.
Le Rendez-vous de Senlis, Jean Anouilh. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez trouver le livre sur ce lien : Le Rendez-vous de Senlis — Jean Anouilh