Textes & Scènes de Théâtre / Dialogues de Cinéma / Séries / Littérature / Philo / Poésie…
Eugène Ionesco photographié par Ida Kar en 1960.
Difficile d’extraire une scène de cette pièce en un acte, mais voilà quand même un passage qui peut être travaillé par un homme et une jeune femme. Il s’agit du tout début de l’oeuvre, où Le Professeur rencontre l’Elève. Vous allez voir que la première didascalie est prometteuse…
Le Professeur entre. Il porte une longue blouse noire de maître d’école, pantalons et souliers noirs, faux col blanc, cravate noire. Excessivement poli, très timide, voix assourdie par la timidité, très correct, très professeur. Il se frotte tout le temps les mains; de temps à autre, une lueur lubrique dans les yeux, vite réprimée. Au cours du drame, sa timidité disparaîtra progressivement, insensiblement; les lueurs lubriques de ses yeux finiront par devenir une flamme dévorante, ininterrompue; le Pro- fesseur deviendra de plus en plus sûr de lui, nerveux, agressif, dominateur, jusqu’à se jouer comme il lui plaira de son élève, devenue, entre ses mains, une pauvre chose. Evidemment la voix du Professeur devra elle aussi devenir de plus en plus forte, et, à la fin, extrêmement puissante et éclatante, tandis que la voix de l’Élève se fera presque inaudible. Dans les premières scènes, le Professeur bégaiera, très légèrement, peut-être.
LE PROFESSEUR: Bonjour, Mademoiselle … C’est vous, c’est bien vous, n’est-ce pas, la nouvelle élève?
L’Elève se retourne vivement, l’air très dégagée, jeune fille du monde; elle se lève, s’avance vers Le Professeur, qui lui tend la main.
L’ÉLÈVE: Oui, Monsieur. Bonjour, Monsieur. Vous voyez, je suis venue à l’heure. Je n’ai pas voulu être en retard.
LE PROFESSEUR: C’est bien, Mademoiselle. Merci, mais il ne fallait pas vous presser. Je ne sais comment m’excuser de vous avoir fait attendre. Je finissais justement … n’est-ce pas, de … je m’excuse. Vous m’excuserez …
L’ÉLÈVE: Il ne faut pas, Monsieur. Il n’y a aucun mal, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Mes excuses … Vous avez eu de la peine à trouver la maison?
L’ÉLÈVE: Du tout … Pas du tout. Et puis j’ai demandé. Tout le monde vous connaît ici.
LE PROFESSEUR: Il y a trente ans que j’habite la ville. Vous n’y êtes pas depuis longtemps! Comment la trouvez-vous?
L’ÉLÈVE: Elle ne me déplaît nullement. C’est une jolie ville, agréable, un joli parc, un pensionnat, un évêque, de beaux magasins, des rues, des avenues …
LE PROFESSEUR: C’est vrai, Mademoiselle. Pourtant j’aimerais autant vivre autre part. A Paris, ou au moins à Bordeaux.
L’ÉLÈVE: Vous aimez Bordeaux?
LE PROFESSEUR: Je ne sais pas. Je ne connais pas.
L’ÉLÈVE: Alors vous connaissez Paris?
LE PROFESSEUR: Non plus, Mademoiselle, mais, si vous me le permettez, pourriez-vous me dire, Paris, c’est le chef-lieu de … Mademoiselle?
L’ÉLÈVE: (cherche un instant, puis, heureuse de savoir) Paris, c’est le chef-lieu de … la France?
LE PROFESSEUR: Mais oui, Mademoiselle, bravo, mais c’est très bien, c’est parfait. Mes félicitations. Vous connaissez votre géographie nationale sur le bout des ongles. Vos chefs-lieux.
L’ÉLÈVE: Oh! je ne les connais pas tous encore, Monsieur, ce n’est pas si facile que ça, j’ai du mal à les apprendre.
LE PROFESSEUR: Oh, ça viendra … Du courage … Mademoiselle … Je m’excuse … de la patience … doucement, doucement … Vous verrez, ça viendra … Il fait beau aujourd’hui … ou plutôt pas tellement … Oh! si quand même. Enfin, il ne fait pas trop mauvais, c’est le principal … Euh … euh … Il ne pleut pas, il ne neige pas non plus.
L’ÉLÈVE: Ce serait bien étonnant, car nous sommes en été.
LE PROFESSEUR: Je m’excuse, Mademoiselle, j’allais vous le dire … mais vous apprendrez que l’on peut s’attendre à tout.
L’ÉLÈVE: Évidemment, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Nous ne pouvons être sûrs de rien, Mademoiselle, en ce monde.
L’ÉLÈVE: La neige tombe l’hiver. L’hiver, c’est une des quatre saisons. Les trois autres sont euh le prin …
LE PROFESSEUR: Oui?
L’ÉLÈVE: … temps, et puis l’été et euh …
LE PROFESSEUR: Ça commence comme automobile, Mademoiselle.
L’ÉLÈVE: Ah, oui, l’automne …
LE PROFESSEUR: C’est bien cela, Mademoiselle, très bien répondu, c’est parfait. je suis convaincu que vous serez une bonne élève. Vous ferez des progrès. Vous êtes intelligente, vous me paraissez instruite, bonne mémoire.
L’ÉLÈVE: Je connais mes saisons, n’est-ce pas, Monsieur?
LE PROFESSEUR: Mais oui, Mademoiselle … ou presque. Mais ça viendra. De toute façon, c’est déjà bien. Vous arriverez à les connaître, toutes vos saisons, les yeux fermés. Comme moi.
L’ÉLÈVE: C’est difficile.
LE PROFESSEUR: Oh, non. Il suffit d’un petit effort, de la bonne volonté, Mademoiselle. Vous verrez. Ça viendra, soyez-en sûre.
L’ÉLÈVE: Oh, je voudrais bien, Monsieur. J’ai une telle soif de m’instruire. Mes parents aussi désirent que j’approfondisse mes connaissances. Ils veulent que je me spécialise. Ils pensent qu’une simple culture générale, même si elle est solide, ne suffit plus, à notre époque.
LE PROFESSEUR: Vos parents, Mademoiselle, ont parfaitement raison. Vous devez pousser vos études. Je m’excuse de vous le dire, mais c’est une chose nécessaire. La vie contemporaine est devenue très complexe.
L’ÉLÈVE: Et tellement compliquée … Mes parents sont assez fortunés, j’ai de la chance. Ils pourront m’aider à travailler, à faire des études très supérieures.
LE PROFESSEUR: Et vous voudriez vous présenter …
L’ÉLÈVE: Le plus tôt possible, au premier concours de doctorat. C’est dans trois semaines.
LE PROFESSEUR: Vous avez déjà votre baccalauréat, si vous me permettez de vous poser la question.
L’ÉLÈVE: Oui, Monsieur, j’ai mon bachot sciences, et mon bachot lettres.
LE PROFESSEUR: Oh, mais vous êtes très avancée, même trop avancée pour votre âge. Et quel doctorat voulez-vous passer? Sciences matérielles ou philosophie normale?
L’ÉLÈVE: Mes parents voudraient bien, si vous croyez que cela est possible en si peu de temps, ils voudraient bien que je passe mon doctorat total.
LE PROFESSEUR: Le doctorat total? … Vous avez beaucoup de courage, Mademoiselle, je vous félicite sincèrement. Nous tâcherons, Mademoiselle, de faire de notre mieux. D’ailleurs, vous êtes déjà assez savante. A un si jeune âge.
L’ÉLÈVE: Oh, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Alors, si vous voulez bien me permettre, mes excuses, je vous dirais qu’il faut se mettre au travail. Nous n’avons guère de temps à perdre. […]
La Leçon, Eugène Ionesco. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : La Leçon — Eugène Ionesco