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Contes Cruels de Dooz Kawa : un album qui chante la difficile sortie de l’enfance

Album rap Contes Cruels Dooz Kawa

Il est back dans les bacs l’ado en mue toujours coincé entre sa voix d’adulte et sa voix d’enfant qui dérape et perche dans les aigus. La pochette en clair-obscur donne le ton nostalgique de l’album, on voit un petit personnage en sweat à capuche au pied d’un lit d’enfant (son fils peut-être ?), et, détail important, la hache au poing… Dooz a des airs de Camarde, il rend visite aux moutards comme la Mort au Bûcheron dans la fable de La Fontaine. On entend le vent d’hiver souffler dans les « Fleurs de cerisiers » car ces Contes Cruels, ce sont les vérités qu’on adoucit dans les contes de fée : l’alcool, le sexe, l’amour, la mort…

« Je ne sentais plus mon poids, enfant, la nuit me faisait peur
Depuis, je sais qu’elle est remplie d’alcool, de sexe et de fantômes d’auteurs »
(« L’Astronaute », Dooz Kawa feat. Lucio Bukowski)

Le MC de Stras’ emprunte le titre de son album à un recueil de nouvelles de Villiers de L’Isle-Adam, dans lequel on trouve dès l’entame une légende cruelle sur le cycle de la vie :

« En certaines tribus de l’Amérique on persuade [les anciens] de monter sur un arbre ; puis on secoue cet arbre. S’ils tombent, le devoir sacré de tout bon fils est, comme autrefois chez les Messéniens, de les assommer sur-le-champ à grands coups de tomahawk, pour leur épargner les soucis de la décrépitude. S’ils trouvent la force de se cramponner à quelque branche, c’est qu’alors ils sont encore bons à la chasse ou à la pêche, et alors on sursoit à leur immolation. »

Et ce dernier opus de Dooz ne donne pas non plus l’envie de vieillir. Le rappeur ne s’abandonne pas au souvenir joyeux de sa prime jeunesse, comme a pu le faire MC Solaar dans « Les temps changent », ce disque est presque un enterrement de l’enfance :

« Je reviendrai plus mon ami / Comme la varicelle et l’enfance » (« Désobéir »)

Des Contes Cruels émane un parfum amer de désenchantement, à l’instar du monologue d’« Intro Astro » extrait d’un court-métrage au nom évocateur : « J’ai vomi dans mes cornflakes »… :

« Si les enfants veulent tous devenir astronaute c’est pour se barrer de cette terre où ils devront vivre toute leur vie. Ensuite ils grandissent, oublient la NASA à cause d’un 5.5 en maths, écoutent du black metal et vomissent la bière vendue par pack de 30… » (lire le texte intégral)

C’est-à-dire qu’à la sortie de l’enfance, il y a la difficulté de grandir et de trouver sa place. « Fallait bien qu’on pousse…», nous dit-il en ouverture de « Mauvaise graine », « qu’on grandisse, dans le vice… » Au syndrome de Peter Pan s’ajoute pour l’être en devenir l’oubli dans le collectif. Car l’ado crève autant d’envie de se trouver, que d’envie de reconnaissance :

« J’ai fait partie de toutes les bandes / De tous les crews, de tous les teams, de tous les gangs / Car sans racines comme une fleur pour être aimé / J’me distribue à l’arrache comme le muguet du 1er mai » (« Si la misère t’amuse »)

Comment pousser droit et tout seul ? Même si Dooz a découvert le rap très tôt, ça n’efface pas l’alternative « décibels ou dragibus » (« Si la misère t’amuse »). Comment sait-on avec certitude ce qu’on veut devenir ? Quand on découvre que la vie est aussi absurde qu’« un rond-point sans sortie » (« Les rues de ma vie »), et que le temps file « en attendant d’passer à côté de c’qu’on aime » (« Si la misère t’amuse »)… Cette nostalgie de l’âge insouciant perce à travers les violons de l’instru et le flow plus old school de « Si la misère t’amuse ». On croirait entendre du Lunatic (JP Manova leur fait d’ailleurs un clin d’oeil dans le deuxième couplet). Et puis on se réveille comme Lautrec dans le troisième couplet :

« Et merde : il est déjà la trentaine et quart / Ça fait bien mal au corps / J’mesure l’écart entre c’que je suis et l’destin dont j’rêverais encore ».

Bref, la trentaine révolue, Dooz Kawa fait le même constat, il est encore en proie aux atermoiements naissants de l’adolescence : « Fleur de lys ou cannabis / J’ai toujours pas trouvé ma place » (« Mauvaise graine »).

Mais le teen spirit a également sa part de révolte salutaire. La rébellion est encore une manière de se construire qui se transmet de père en fils : « J’espère qu’il a pas été sage », déclare-t-il à la maîtresse de son fiston dans « Désobéir ».  La révolte est une manière de résister aux chagrins d’amour, par exemple. Et Papa donne l’exemple dans « Le Temps des assassins », où il se paie Cupidon (« A ta santé toi l’Arrache-Cœur / Fait pour enorpheliner à coup de baisers mitrailleurs »). Pas de pitié pour ses flèches meurtrières, ses « passions destructrices », qui poussent Maïakovski au suicide, Verlaine à tirer sur Rimbaud (ndlr : le titre de la chanson provient de « Matinée d’ivresse » de Rimbaud)… Le Chérubin est passé à la tronçonneuse sur un air doucereux de Jason Donovan.

Et puis, c’est le tour de Chronos (« J’irai tuer le temps puisqu’il nous assassine »). Cette révolte métaphysique a quand même un tour romantique. Et « l’orchidée grise » des « Fleurs de cerisiers » a des airs baudelairiens de « Charogne ». L’amour semble être la seule protection contre notre infinie solitude, la seule promesse de retour vers le Paradis perdu de l’enfance et la chaleur réconfortante de l’utérus.

Si l’amoureux se sent si seul quand l’ange déchu déchoit / C’est que dans le tissu social on n’est fait que de soi (« Le Temps des assassins »)

Attention pas de quiproquo, le style Kawa est mature. Le poète file les métaphores (chromatiques, florales, aviaires…) sur tout l’album et offre quelques régalades comme les néologismes « enorpheliner » et « cardioctemiser », l’inversion hardie « souviens-tu t’en », un quasi-alexandrin avec pause calculée à l’hémistiche (« Tu sais, j’écris mes dé – boire[s]) pour oublier »), des images géniales (« J’ai bronzé de travers », « il y a le feu à l’incendie »), des rimes qui changent de la variét’ (« Gargantua » et « gardes en toi »), des jeux de mots gaillards (« Y a pas de piston pour qu’on rentre dans le corps des filles en missionnaire / Les papillons dans mon ventre ont dû éclore de chenilles processionnaires »)… etc.

Pour conclure, la figure de style qui reflète le mieux cet album, c’est l’oxymore, parce qu’elle résume à merveille les forces contradictoires de l’adolescence et les paradoxes de l’artiste, comme sa formule bien sentie des « étoiles du sol ». Dooz Kawa est une « fleur sauvage », un être à fleur de peau, fortifié par les vases des marécages, les rues de sa vie, qui sont « plus de carrefours que de sens unique ». On comprend qu’un bordel pareil occasionne des poussées d’acné sans GPS ! Et même si on ne le comprend « qu’à moitié » (cf. « Catharsis » sur l’album Archives), on est ravis que l’enfant de l’Est continue à se soigner en musique !

« Parfois j’ai les idées noires mais ma musique est un bruit blanc » (« La couleur des émotions »)

Contes Cruels, Dooz Kawa, Modulor, 2017. 

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Cette entrée a été publiée le 15 novembre 2017 par dans Rap, et est taguée , , .
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