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Pierre Brasseur et Daniel Gélin dans l’adaptation cinématographique de 1951.
Hugo est un jeune communiste idéaliste. Il est le secrétaire d’un dirigeant modéré, Hoederer, qu’on l’a chargé d’assassiner. Or, celui-ci a deviné l’attentat qui se prépare, et il se lance dans un dangereux numéro de psychologie avec son assistant…
HOEDERER. – De toute façon, tu ne pourrais pas faire un tueur. C’est une affaire de vocation.
HUGO. – N’importe qui peut tuer si le Parti le commande.
HOEDERER. – Si le Parti te commandait de danser sur une corde raide, tu crois que tu pourrais y arriver ? On est tueur de naissance. Toi, tu réfléchis trop : tu ne pourrais pas.
HUGO. – Je pourrais si je l’avais décidé.
HOEDERER. – Tu pourrais me descendre froidement d’une balle entre les deux yeux parce que je ne suis pas de ton avis sur la politique ?
HUGO. – Oui, si je l’avais décidé ou si le Parti me l’avait commandé.
HOEDERER. – Tu m’étonnes. (Hugo va pour plonger la main dans sa poche mais Hoederer la lui saisit et l’élève légèrement au–dessus de la table.) Suppose que cette main tienne une arme et que ce doigt-là soit posé sur la gâchette…
HUGO. – Lâchez ma main.
HOEDERER, sans le lâcher. – Suppose que je sois devant toi, exactement comme je suis et que tu me vises…
HUGO. – Lâchez-moi et travaillons.
HOEDERER. – Tu me regardes et au moment de tirer, voilà que tu penses : « Si c’était lui qui avait raison ? » Tu te rends compte ?
HUGO. – Je n’y penserais pas. Je ne penserais à rien d’autre qu’à tuer.
HOEDERER. – Tu y penserais : un intellectuel, il faut que ça pense. Avant même de presser sur la gâchette tu aurais déjà vu toutes les conséquences possibles de ton acte : tout le travail d’une vie en ruine, une politique flanquée par terre, personne pour me remplacer, le Parti condamné peut-être à ne jamais prendre le pouvoir…
HUGO. – Je vous dis que je n’y penserais pas !
HOEDERER. – Tu ne pourrais pas t’en empêcher. Et ça vaudrait mieux parce que, tel que tu es fait, si tu n’y pensais pas avant, tu n’aurais pas trop de toute ta vie pour y penser après. (Un temps.) Quelle rage avez-vous tous de jouer aux tueurs ? Ce sont des types sans imagination : ça leur est égal de donner la mort parce qu’ils n’ont aucune idée de ce que c’est que la vie. Je préfère les gens qui ont peur de la mort des autres : c’est la preuve qu’ils savent vivre.
HUGO. – Je ne suis pas fait pour vivre, je ne sais pas ce que c’est que la vie et je n’ai pas besoin de le savoir. Je suis de trop, je n’ai pas ma place et je gêne tout le monde ; personne ne m’aime, personne ne me fait confiance.
HOEDERER. – Moi, je te fais confiance.
HUGO. – Vous ?
HOEDERER. – Bien sûr. Tu es un môme qui a de la peine à passer à l’âge d’homme mais tu feras un homme très acceptable si quelqu’un te facilite le passage. Si j’échappe à leurs pétards et à leurs bombes, je te garderai près de moi et je t’aiderai.
HUGO. – Pourquoi me le dire ? Pourquoi me le dire aujourd’hui ?
HOEDERER. – Simplement pour te prouver qu’on ne peut pas buter un homme de sang-froid à moins d’être un spécialiste.
HUGO. – Si je l’ai décidé, je dois pouvoir le faire. (Comme à lui-même, avec une sorte de désespoir.) Je dois pouvoir le faire.
HOEDERER. – Tu pourrais me tuer pendant que je te regarde? (Ils se regardent. Hoederer se détache de la table et recule d’un pas.) Les vrais tueurs ne soupçonnent même pas ce qui se passe dans les têtes. Toi, tu le sais. Pourrais-tu supporter ce qui se passerait dans la mienne si je te voyais me viser ? (Un temps. il le regarde toujours.) Veux-tu du café ? (Hugo ne répond pas.) Il est prêt ; je vais t’en donner une tasse. (Il tourne le dos à Hugo et verse du café dans une tasse. Hugo se lève et met la main dans la poche qui contient le revolver. On voit qu’il lutte contre lui-même. Au bout d’un moment, Hoederer se retourne et revient tranquillement vers Hugo en portant une tasse pleine. Il la lui tend.) Prends. (Hugo prend la tasse.) A présent donne-moi ton revolver. Allons, donne-le, tu vois bien que je t’ai laissé ta chance et que tu n’en as pas profité. (Il plonge la main dans la poche de Hugo et la ressort avec le revolver.) Mais c’est un joujou !
Il va à son bureau et jette le revolver dessus.
HUGO. – Je vous hais.
Hoederer revient vers lui.
HOEDERER. – Mais non, tu ne me hais pas. Quelle raison aurais-tu de me haïr ?
HUGO. – Vous me prenez pour un lâche.
HOEDERER. – Pourquoi ? Tu ne sais pas tuer mais ça n’est pas une raison pour que tu ne saches pas mourir. Au contraire.
HUGO. – J’avais le doigt sur la gâchette.
HOEDERER. – Oui.
HUGO. – Et je… (Geste d’impuissance.)
HOEDERER. – Oui. Je te l’ai dit c’est plus dur qu’on ne pense.
HUGO. – Je savais que vous me tourniez le dos exprès. C’est pour ça que…
HOEDERER. – Oh ! de toute façon…
HUGO. – Je ne suis pas un traître !
HOEDERER. – Qui te parle de ça ? La trahison aussi, c’est une affaire de vocation.
HUGO. – Eux, ils penseront que je suis un traître parce que je n’ai pas fait ce qu’ils m’avaient chargé de faire.
HOEDERER. – Qui, eux ? (Silence.) C’est Louis qui t’a envoyé? (Silence.) Tu ne veux rien dire c’est régulier. (Un temps.) Écoute, ton sort est lié au mien. Depuis hier, j’ai des atouts dans mon jeu et je vais essayer de sauver nos deux peaux ensemble. Demain j’irai à la ville et je parlerai à Louis. Il est coriace mais je le suis aussi. Avec tes copains, ça s’arrangera. Le plus difficile, c’est de t’arranger avec toi-même.
HUGO. – Difficile ? Ça sera vite fait. Vous n’avez qu’à me rendre le revolver.
Les Mains sales, Jean-Paul Sartre, Sixième tableau, Scène II. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler une scène sans connaître l’oeuvre intégrale. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Les Mains sales – Jean-Paul Sartre