La Compagnie Affable

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La tirade d’Achille dans Le Général Inconnu de René de Obaldia

René de Obaldia fumantVoilà un autre extrait du théâtre fantaisiste et poétique de René de Obaldia. Le Général Inconnu est une pièce courte en un acte qui fut créée en 1964 par… Marcel Maréchal

ACHILLE.

Moi aussi, moi aussi j’aimerais être comme vous, un homme quotidien, avec des problèmes quotidiens, des mœurs quotidiennes, partageant les idées quotidiennes de mon quotidien… Une mesure. Un équilibre. Une santé !… Je me lève, je me lave, je me vêts, je prends mon petit déjeuner, j’embrasse ma femme sur le front, mes enfants sur la bouche, je me rends sur le lieu de mon travail. Salutations. Considération. Augmentation. Le soir, dès mon retour, je me déchausse ; je bredouille quelques mots et me noie dans la télévision. (Prenant la voix sucrée de la speakerine.) « Bonsoir, chers téléspectateurs, chers petits enfants de troupe… J’espère que vous avez grandi depuis hier »… Et voici les actualités toutes fraîches : Le cadavre du Pape flotte dans ma soupe, on saute à la perche au milieu de mes spaghetti, j’avale Miss Univers avec mon petit suisse… (Epuisé.) … Oui, je dors ! Je passe une nuit noire… Merci ! Le dimanche je mets mon habit du dimanche et pars en voiture avec toute ma famille. Objectif : absorber de l’air frais comprimé entre deux villes. Nous rentrons épuisés, mais contents. Le lundi, je remets mon habit du lundi, et si parfois il m’arrive de prendre celui du jeudi pour celui du mercredi, c’est ce qu’on appelle faire une « frasque ». Par nature, l’homme est sujet aux frasques. Aussi, ma femme me pardonne-t-elle. Elle ouvre la porte et me tend ses bras de femme en pleurant, et je pleure avec elle… La joie est peut-être triste ?… Voilà. Voilà tout. Un homme quotidien.

« Mais vous avez vu ! Vous avez vu !… Du Grand Guignol, tout simplement. Je suis condamné à la grandeur, au Grand Guignol ! La grandeur confine aux abîmes et les abîmes grouillent de monstres. Le Capitaine Kraspeck est légion. Je dors debout, je veille couché, sans cesse à monter la garde de ma peau. Peut-être aurais-je dû me laisser étrangler ? Je serais passé enfin de l’autre côté – le côté du plus fort – sans armes ni bagages, embrigadé sur-le-champ dans l’Armée Céleste. (S’enflammant à cette merveilleuse idée.) Anges, Archanges, Chérubins, Séraphins, Trônes, Dominations, Vertus, venez, emmenez-moi !… Je ne suis qu’un pauvre général, tout nu sous son uniforme, un aspirant de la dernière heure… Emportez-moi sur vos ailes flamboyantes, déposez-moi là-haut sur un tapis de mousse, entouré d’arbres et d’oiseaux inaltérables, et je contemplerai les vierges, jeunes filles invincibles assemblées auprès d’un ruisseau étincelant, se pinçant et riant, lavant les draps énormes de l’azur… (Il tombe à genoux et invoque ardemment le Ciel.) … Trônes qui reposez sur vos trônes, Chérubins glacés… Vous tous, amis du Ciel : petites sœurs corpuscules, mes frères les protons, les neutrons, les ions, Lord Archibald. Isotope, Lady Bactérie… Sir Pollution Atmosphérique… »

[…]

« Il faut que je rentre, sinon Marguerite va encore piquer une crise… Ma pauvre femme est folle. Elle passe son temps dans la cuisine à éplucher des pommes de terre… Folie douce, j’en conviens, au regard de celle du monde où nous vivons ; folie douce. Mais cette croix supplémentaire sur mes épaules – et tellement prosaïque !… – « Votre femme, mon Général, elle épluche toujours des pommes de terre ? » – « Toujours, Monsieur le Ministre »… Cela a commencé la septième année de notre mariage, lorsqu’il s’est avéré que Marguerite ne pouvait pas avoir d’enfants. Nous avons fait l’impossible, remué le ciel et la terre génésiques, essayé toutes les médecines, les soviétiques comme les yankees… Rien, nada. Flancs stériles. La nuit sur le mont Chauve. Mes services secrets m’ont communiqué la liste des autres mâles dont elle a fait un usage clandestin, sans bénéfice, hélas ! Sinon pour eux. Ils se sont tous retrouvés un beau matin dans le corps expéditionnaire. Petite compagnie de choc. Ensevelis en terre lointaine, avec tous les honneurs… Pas d’enfants, un grand désert après nous… Ajoutez à cela la mort tragique de son père, le pasteur, tombé dans la rivière un soir de grand vent et d’alcool… Elle s’est réfugiée sereinement dans la démence, aidée par les Saintes Ecritures et, je dois l’avouer, avec une certaine noblesse, un certain effacement… Schéma classique de l’épouse stérile et qui se veut recluse. Elle imagine que nous vivons dans une forteresse, aux murs anticonceptionnels, imperméables à la radioactivité, avec des couloirs de phosphore, des portes blindées…, elle imagine… C’est étrange, j’ai parfois – l’espace d’une seconde – l’impression fulgurante qu’elle m’imagine, moi aussi, moi, Beaulieu de Chamfort-Mouron, que je suis seulement le produit de son cerveau délirant… Peut-être sommes-nous le songe d’une vieille femme, d’une très vieille femme, assise sur un tabouret entre les astres, en train d’éplucher éternellement des pommes de terre ?…

Le Général Inconnu, René de Obaldia, Le livre de Poche, pp 303-306. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète.Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Théâtre complet — René de Obaldia

→ Voir aussi notre liste de textes et de scènes issus du théâtre, du cinéma et de la littérature (pour une audition, pour le travail ou pour le plaisir)

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