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Francfort, 1935. C’est le soir. une femme fait ses malles. Elle trie ce qu’elle va emporter. […] Elle se promène de long en large. Puis elle commence à parler, elle répète le petit discours qu’elle compte tenir à son mari. On doit voir sur quelle chaise il est supposé être assis.
Oui, je pars, Fritz. Je suis peut-être restée trop longtemps déjà, tu dois m’en excuser, mais…
Elle s’arrête, réfléchit, et recommence autrement.
Fritz, il ne faut plus me retenir, tu ne peux pas… Il est évident que je te fais du tort, je sais, tu n’es pas un poltron, tu ne crains pas la police, mais il y a pire. Ils ne te mettront pas dans un camp, mais demain, ou après, ils t’empêcheront d’aller à la clinique, tu ne diras rien, mais tu tomberas malade. Je ne veux pas te voir ici, dans un fauteuil, passant ton temps à feuilleter des revues, c’est pur égoïsme de ma part, si je m’en vais, rien d’autre. Ne dis rien…
Elle s’arrête de nouveau, et recommence tout.
Ne dis pas que tu n’es pas changé, tu l’es ! La semaine dernière, tu as trouvé, en toute objectivité, que le pourcentage de savants juifs n’était pas si élevé. Ça commence toujours par l’objectivité, et pourquoi, maintenant, ne cesses-tu pas de me répéter que je n’ai jamais fait preuve d’un tel nationalisme juif ? Evidemment je deviens nationaliste. C’est un mal contagieux. Oh, Fritz, qu’est-ce qui nous est arrivé !
Elle s’arrête de nouveau, et recommence tout.
Je ne te l’ai pas dit que je voulais partir, que je voulais partir depuis longtemps, parce que je ne peux pas te parler quand je te regarde, Fritz. Cela me semble alors tellement inutile, de parler. Tout est déjà réglé. Qu’est-ce qui leur a pris ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? Qu’est-ce que je leur fais ? Je ne me suis pourtant jamais occupée de politique ! Est-ce que j’ai été pour Thaelmann ? Ne suis-je pas l’une de ces femmes de la bourgeoisie qui ont un train de maison, etc. ?… Et d’un coup, seules les femmes blondes auraient le droit de vivre ainsi ? Ces derniers temps, j’ai souvent pensé à ce que tu me disais, il y a des années, qu’il y avait des individus précieux et des individus moins précieux, et que les uns, en cas de diabète, avaient droit à l’insuline et les autres pas, et j’approuvais, imbécile que j’étais ! Ils ont fait aujourd’hui une nouvelle classification de ce genre, et maintenant je suis ceux de ceux qui valent moins que rien. Je l’ai bien mérité.
Elle s’arrête de nouveau, et recommence tout.
Oui, je fais mes bagages. Ne fais pas comme si tu ne t’étais aperçu de rien ces derniers jours. Fritz, j’admets tout, sauf une chose, que nous ne nous regardions pas en face pendant la dernière heure qui nous reste. Ils n’ont pas le droit d’obtenir cela de nous, ces menteurs qui contraignent tout le monde au mensonge. Une fois, il y a dix ans, quelqu’un avait fait réflexion que je n’avais pas le type juif, tu avais dit aussitôt : si, elle l’a. Et cela me plaisait. C’était clair. Aujourd’hui, pourquoi tergiverser ? Je fais mes bagages parce que, sinon, ils ne te laisseront plus médecin-chef. Et parce que déjà, dans ta clinique, ils ne te saluent plus, parce que déjà, la nuit, tu n’arrives plus à dormir. Je ne veux pas que tu me dises que je ne dois pas partir. Et je fais vite, pour ne pas t’entendre me dire que je dois partir. C’est une question de temps. Le caractère, c’est une question de temps. Ça dure plus ou moins, comme les gants. Il y en a de bons, qui tiennent longtemps. Mais ils ne tiennent pas éternellement. D’ailleurs, je ne suis pas en colère. Si, je le suis. Pourquoi dirais-je toujours amen ? Qu’est-ce qu’il y a de mal dans la forme de mon nez et dans la couleur de mes cheveux ? Je dois quitter cette ville, où je suis née, pour qu’ils n’aient pas à me donner ma ration de beurre. Quels hommes vous êtes, oui, toi aussi ! Vous inventez la théorie des quanta et vous vous laissez commander par des brutes qui vous donnent le monde à conquérir, mais qui vous retirent le droit de choisir votre femme. Respiration artificielle et chaque coup fait mouche ! Vous êtes des monstres ou des larbins de monstres. Oui, je ne suis pas raisonnable, mais dans un monde pareil à quoi sert la raison ? Tu es assis là et tu vois ta femme faire ses bagages et tu ne dis rien. Les murs ont des oreilles, n’est-ce pas ? Mais rien, vous ne dites rien ! Les uns écoutent, et les autres se taisent. Moi aussi, je devrais me taire. Si je t’aimais, je me tairais. Je t’aime vraiment. Donne-moi ce linge là-bas. C’est de la lingerie de luxe. J’en aurai besoin. J’ai trente-six ans, ce n’est pas trop vieux, mais je ne peux plus me permettre beaucoup d’expériences. Dans le prochain pays où j’irai, cela ne devra plus se passer ainsi. Le prochain homme que j’aurai devra avoir le droit de me garder. Et ne dis pas que tu m’enverras de l’argent, tu sais bien que tu ne le pourras pas. Et ne fais pas non plus comme si c’était seulement pour trois semaines. Les choses, ici, dureront plus de trois semaines. Tu le sais et je le sais aussi. Alors, ne dis pas : en somme, c’est l’affaire de quelques semaines, en me donnant le manteau de fourrure dont je n’aurai besoin que l’autre hiver. Et ne disons pas que c’est un malheur. Disons que c’est une honte. Oh, Fritz ! […] *
Monologue pour femme extrait de Grand-peur et misère du IIIème Reich de Bertolt Brecht, L’Arche, pp 63-66. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Grand-peur et misère du IIIème Reich — Bertolt Brecht