La Compagnie Affable

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La Dame de la mer d’Ibsen : Ellida – Wangel

La Dame de la mer Jacques Weber Anne Brochet.jpgELLIDA. — Quelle heure est-il, Wangel ?

WANGEL, regardant sa montre. — Il est un peu plus de onze heures.

ELLIDA. — Un peu plus de… Et c’est cette nuit, entre onze heures et minuit, que vient le bateau.

Ah ! si c’était fini!

WANGEL, se rapprochant d’elle. — Chère Ellida, je voudrais te demander…

ELLIDA. — Quoi ?

WANGEL. — Hier soir, au Belvédère, tu me disais que, depuis trois ans, il t’arrivait souvent de le voir bien nettement devant toi.

ELLIDA. — Oui. C’est vrai.

WANGEL. — Sous quel aspect t’apparaissait-il ?

ELLIDA. — Sous quel aspect ?

WANGEL. — Oui, quelle apparence avait-il au moment où tu croyais l’apercevoir ?

ELLIDA. — Mais, mon cher Wangel, tu l’as vu, tu connais son visage.

WANGEL. — Et c’est bien ainsi qu’il se montrait à ton imagination ?

ELLIDA. — Oui.

WANGEL. — Tel que tu l’as vu hier soir ?

ELLIDA. — Exactement.

WANGEL. — Comment se fait-il alors que tu ne l’aies pas reconnu tout de suite ?

ELLIDA, surprise. — Ne l’ai-je pas reconnu ?

WANGEL. — Non. Tu m’as dit qu’au premier moment tu ne savais pas qui était cet étranger.

ELLIDA, frappée. — Tiens ! c’est vrai. Je crois que tu as raison ! N’est-ce pas étrange, Wangel ? Dire que je ne l’ai pas reconnu tout de suite !

WANGEL. — Tu ne l’as fait, m’as-tu dit, qu’en apercevant ses yeux.

ELLIDA. — Ses yeux, oui ! ses yeux !

WANGEL. — Maintenant, tu m’as dit là-haut, au Belvédère, que tu le revoyais toujours tel qu’il était au moment des adieux. Il y a dix ans.

ELLIDA. — J’ai dit cela ?

WANGEL. — Oui.

ELLIDA. — C’est que, sans doute, il n’a pas changé depuis lors.

WANGEL. — Si. Tu m’en as fait un portrait tout différent l’autre soir, en rentrant. Il y a dix ans, il n’avait pas de barbe. Il était autrement vêtu. Et cette épingle à perle ? Il ne l’avait pas sur lui hier.

ELLIDA. — Non, il ne l’avait pas sur lui.

WANGEL, la scrutant du regard. — Tâche de te souvenir, chère Ellida… Ou bien serait-ce impossible ? Ne te rappellerais-tu plus le visage de cet homme quand vous vous êtes séparés à la pointe de Bratthammerren ?

ELLIDA réfléchit un instant, les yeux fermés. — Pas bien distinctement. Non, aujourd’hui, je ne peux pas. N’est-ce pas étrange ?

WANGEL. — Moins que tu ne le crois. Tu as eu une nouvelle impression. La réalité d’hier efface l’ancienne, qui disparaît.

ELLIDA. — Tu crois cela, Wangel ?

WANGEL. — Et avec elle disparaissent tes fantaisies morbides. Il est donc bon que la réalité soit venue dissiper les rêves.

ELLIDA. — Comment ! Cela est bon, dis-tu !

WANGEL. — Oui. Nous tenons peut-être le remède.

ELLIDA, s’asseyant sur le sofa. — Viens t’asseoir là, Wangel. Je veux te dire tout ce que je pense.

WANGEL. — Je t’écoute, chère Ellida.

(Il s’assied sur une chaise, de l’autre côté de la table.)

ELLIDA. — C’est un grand malheur pour nous deux que nous nous soyons rencontrés.

WANGEL, avec un haut-le-corps. — Que dis-tu là !

ELLIDA. — C’est vrai. Et c’est bien naturel. À quoi pouvait-on s’attendre, dans de telles conditions ?

WANGEL. — De quelles conditions parles-tu ?

ELLIDA. — Écoute, Wangel, il est inutile, à l’heure qu’il est, de nous mentir.

WANGEL. — Nous nous sommes donc menti, jusqu’à présent ?

ELLIDA. — Oui. Ou, du moins, nous nous sommes dissimulé la vérité. La vérité, la vérité pure et sans fard, c’est que tu es venu là-bas m’acheter…

WANGEL. — T’acheter ! Tu dis que je t’ai… achetée !

ELLIDA. — Oh ! je ne me fais pas meilleure que toi. J’ai consenti. Je me suis vendue.

WANGEL, la regardant douloureusement. — Ellida, as-tu vraiment le coeur de parler ainsi ?

ELLIDA. — De quel nom veux-tu donc que j’appelle ce qui s’est passé ? La solitude te pesait, tu as cherché une autre femme.

WANGEL. — J’ai cherché une seconde mère pour les enfants, Ellida.

ELLIDA. — Oui, par surcroît. Peut-être. Et, encore, tu ne pouvais pas savoir si je convenais à ce rôle. Tu m’avais vue. Tu m’avais parlé deux ou trois fois. C’est tout. Je te plaisais, et alors…

WANGEL. — Bien, appelle cela comme tu voudras.

ELLIDA. — De mon côté j’étais seule, sans ressources, sans soutien. Rien d’étonnant à ce que j’aie accepté l’offre que tu m’as faite d’assurer mon avenir.

WANGEL. — Ce n’est vraiment pas ainsi que j’ai envisagé la question, chère Ellida. Il ne s’agissait pas d’assurer ton avenir, il s’agissait, je te l’ai loyalement déclaré, de partager avec les enfants et moi le peu que je possède.

ELLIDA. — Oui, tu me l’as déclaré. Et moi, j’aurais dû dire non ! Jamais, à aucun prix, je n’aurais dû me vendre ! Plutôt le travail le plus humble, les conditions les plus misérables, librement acceptées, librement choisies !

WANGEL, se levant. — Ainsi, les cinq à six ans que nous avons vécus ensemble ne comptent pas pour toi ?

ELLIDA. — Oh ! non, Wangel, ce n’est pas ce que je veux dire ! Tu m’as fait l’existence la plus douce qu’on puisse imaginer. N’empêche qu’en venant chez toi je n’ai pas agi librement. Tout est là.

WANGEL, la regardant. — Tu n’as pas agi librement, dis-tu ?

ELLIDA. — Non. Je n’ai pas agi librement, je le répète.

WANGEL, d’une voix étouffée. — Ah ! j’y suis, la formule d’hier…

ELLIDA. — Cette formule dit tout. Elle m’a ouvert les yeux. Et je vois les choses telles qu’elles sont.

WANGEL. — Que vois-tu ?

ELLIDA. — Je vois la vie que nous vivons ensemble : une telle union n’est pas un mariage.

WANGEL, amèrement. — En cela, tu as raison. Si tu parles de la vie que nous menons aujourd’hui. Non, en effet, une union de cette espèce n’est pas un mariage.

ELLIDA. — Je parle de la vie que nous avons toujours vécue. Notre union n’a jamais été un mariage. Dès le premier jour. (Le regard perdu devant elle.) L’autre… aurait pu l’être… dans toute sa plénitude, dans toute sa vérité.

WANGEL. — L’autre ? De quelle autre parles-tu ?

ELLIDA. — Je parle de mon union avec lui.

WANGEL la regarde, étonné. — Je ne te comprends pas.

ELLIDA. — Oh ! mon cher Wangel, cessons donc de nous mentir l’un à l’autre et de nous payer nous-mêmes de mensonges.

WANGEL. — Continue. Où veux-tu en venir ?

ELLIDA. — Vois-tu, nous aurons beau faire, nous n’arriverons pas à nous persuader qu’un engagement volontaire ait moins de valeur qu’un mariage en règle.

WANGEL. — Ah ! c’est vraiment…

ELLIDA, se levant brusquement. — Laisse-moi partir, Wangel !

WANGEL. — Ellida !… Ellida !…

ELLIDA. — Oui, laisse-moi partir ! Crois-moi, si je restais ici, cela ne changerait rien, étant donné la façon dont nous avons été unis.

WANGEL, maîtrisant sa douleur. — Nous en sommes donc là.

ELLIDA. — C’était inévitable.

WANGEL, la regardant avec accablement. —Ainsi, je n’ai jamais pu te conquérir. Je ne t’ai jamais entièrement possédée.

ELLIDA. — Ah ! Wangel, si je pouvais t’aimer comme je le voudrais ! Avec toute la tendresse que tu mérites ! Mais je sens que je ne le pourrai jamais.

WANGEL. — C’est donc le divorce ? C’est le divorce que tu veux ? Un divorce en règle ?

ELLIDA. — Tu me comprends si mal, mon ami ! Je me soucie bien de la règle ! Ce n’est pas de formes qu’il s’agit ici. Ce que je veux, c’est que nous nous mettions d’accord pour rompre librement les liens qui nous unissent.

WANGEL, amèrement, avec un lent hochement de tête. — Oui, pour rompre le marché.

ELLIDA, vivement. — C’est cela ! Pour rompre le marché !

WANGEL. — Et après, Ellida ? Oui, quand ce sera fait ? Où en serons-nous l’un et l’autre ? Comment la vie va-t-elle se dessiner pour chacun de nous ? As-tu pensé à cela ?

ELLIDA. — Peu importe. Advienne que pourra. Le principal, Wangel, c’est ce que je te supplie de faire. Rends-moi ma liberté ! Ma pleine liberté !

WANGEL. — C’est là, Ellida, une terrible exigence. Laisse-moi, du moins, le temps de prendre une résolution. Il faut que nous en parlions encore. Et il te faut à toi-même le temps de réfléchir avant de te décider.

ELLIDA. — Mais nous n’avons pas le temps de réfléchir. J’ai besoin de ma liberté aujourd’hui même.

WANGEL. — Aujourd’hui ? Pourquoi cela ?

ELLIDA. — Mais… c’est cette nuit qu’il doit venir.

WANGEL, sursautant. — Qu’il doit venir ? Comment ? Qu’a-t-il à faire là-dedans, cet étranger ?

ELLIDA. — Avant de le revoir, je veux être libre.

WANGEL. — Et après ? Que comptes-tu faire ?

ELLIDA. — Je ne veux pas m’abriter derrière le mariage, objecter que je n’ai pas de choix à faire. Ce ne serait pas là une décision.

WANGEL. — Tu parles de choix, Ellida ! De choix ! Il y aurait là matière à choix !

ELLIDA. — Oui, je dois avoir le choix. Le choix de le laisser partir seul, ou de le suivre.

WANGEL. — Tu ne sais pas ce que tu dis. Le suivre ! Remettre tout ton sort entre ses mains !

ELLIDA. — Je l’ai bien remis entre les tiennes ! Tout simplement. Un beau jour.

WANGEL. — Fort bien. Mais songe un peu à ce qu’il est. Un étranger. Un inconnu.

ELLIDA. — Eh ! toi aussi tu étais pour moi un inconnu. Peut-être encore plus inconnu que lui. Cela ne m’a pas empêchée de te suivre.

WANGEL. — Du moins savais-tu à peu près l’existence qui t’attendait. Mais ici ! Ici ! Réfléchis un peu ! Tu ne sais rien, rien. Tu ne sais même pas qui il est, ni ce qu’il est.

ELLIDA, lentement, le regard perdu devant elle. — Tu as raison. C’est là l’épouvantable.

WANGEL. — Oh ! oui, c’est épouvantable.

ELLIDA. —Il me semble que j’ai ordre d’avancer.

WANGEL, la regardant. — Parce que cela t’épouvante ?

ELLIDA. — Oui.

WANGEL, se rapprochant d’elle. — Dis-moi, Ellida, qu’appelles-tu l’épouvantable ?

ELLIDA réfléchit un instant. — L’épouvantable, c’est ce qui effraie et attire.

WANGEL. — Et attire ?

ELLIDA. — Et attire… surtout.

WANGEL, lentement. — Tu es née de la mer.

ELLIDA. — L’épouvantable aussi.

WANGEL. — Et tu le portes en toi. Toi aussi, Ellida, tu effraies et attires à la fois.

ELLIDA. — Tu trouves cela, Wangel ?

WANGEL. — C’est vrai, je ne t’ai jamais bien connue, telle que tu es. Je commence à m’en rendre compte.

ELLIDA. — Alors, rends-moi ma liberté ! Délie-moi de tout ce qui nous unit ! Je ne suis pas celle que tu croyais, tu le reconnais toi-même. Nous pouvons donc nous séparer en plein accord, et en toute liberté.

WANGEL, péniblement. — Cela vaudrait peut-être mieux pour nous deux. Et pourtant non ! Je ne peux pas ! Toi aussi, Ellida, dans l’épouvante que tu inspires, c’est l’attirance qui domine.

ELLIDA. — Tu trouves ?

WANGEL. — Quoi qu’il en soit, ne nous laissons pas égarer. Jusqu’à la fin du jour, gardons tout notre jugement. Je ne puis te libérer aujourd’hui. J’ai des devoirs envers toi. J’ai le devoir de te défendre. Et c’est aussi mon droit.

ELLIDA. — Me défendre ? Contre quoi ? Rien ne me menace du dehors. L’épouvante, Wangel, vient d’ailleurs. Elle a une source plus profonde ! Ce qui est épouvantable dans la puissance qui m’attire, c’est qu’elle est en moi. Que peux-tu contre cela ?

WANGEL. — Je puis te fortifier pour la lutte.

ELLIDA. — Et si je ne veux pas lutter ?

WANGEL. — Quoi ! tu ne voudrais pas ?…

ELLIDA. — Je ne sais que te répondre.

WANGEL. — Cette nuit, chère Ellida, tout sera résolu.

ELLIDA, avec explosion. — Oui ! Dans quelques heures, ma vie se décidera !

WANGEL. — Et demain…

ELLIDA. — Demain, mon véritable avenir sera peut-être détruit à jamais.

WANGEL. — Ton véritable… ?

ELLIDA. — Détruite la grande vie puissante et libre, détruite pour moi ! Et peut-être aussi pour lui !

WANGEL, plus bas, lui saisissant le poignet. — Ellida, as-tu de l’amour pour cet homme ?

ELLIDA. — Est-ce que je sais ! Il est, pour moi, l’épouvante et…

WANGEL. — Et… ?

ELLIDA, se dégageant brusquement. — … et ma place, je crois, est auprès de lui.

WANGEL, baissant la tête. — Je commence à tout comprendre.

ELLIDA. — Et que peux-tu contre cela ? Quel remède ?

WANGEL, avec un morne regard. — Demain… il sera parti. Le malheur sera écarté de ta tête. Et alors, je consentirai à te délier, à t’affranchir. Nous romprons le marché, Ellida.

ELLIDA. — Ah ! Wangel, demain il sera trop tard !

WANGEL, regardant vers le jardin. — Les enfants ! Les enfants ! Ménageons-les, du moins, jusqu’à nouvel ordre. […]

La Dame de la mer, Henrik Ibsen. Voir notre liste complète de textes et de scènes de théâtre ou de cinéma (pour une audition, un casting ou pour l’amour du travail).

Un commentaire sur “La Dame de la mer d’Ibsen : Ellida – Wangel

  1. Pierre Montbrand
    18 avril 2017

    Cela fait plaisir de lire ou relire ces dialogues… A propos de la Dame de la Mer et d’Ibsen, je vous signale ce texte qui a eu l’heur de plaire à quelques lecteurs :
    http://short-edition.com/oeuvre/nouvelles/face-a-la-mer-3
    C’est un essai (modeste) pour replacer la pièce dans un contexte actuel.

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Cette entrée a été publiée le 10 février 2016 par dans Audition / Casting, Théâtre, et est taguée , , , , , , .
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