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Paul Valéry : Poésie VS Orthographe

Paul Valéry.jpgCe texte fut le point de départ symbolique de ma vie de comédien. Je n’y repense pas aujourd’hui comme on fête un anniversaire, je suis retombé dessus par hasard ; et, sûrement, par coïncidence.

De la musique avant toute chose. La plupart des écoliers connaissent ce premier vers de l’Art Poétique de Verlaine, mais ont-ils seulement travaillé les suivants dans leur chair, entre le marteau et l’enclume ? Et pour cela préfère l’impair / Plus vague et plus soluble dans l’air, / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Il y a là du grain à moudre pour la jeunesse, dans un format vivant plus proche de l’éducation physique et sportive que du cours magistral. La sensation poétique, nous dit le poète sétois, voilà la question qui est abandonnée à l’école, au profit de l’orthographe… Mais où sont le rythme et la substance sonore ?

Avant de laisser la question à l’Académicien, permettez-moi de finir l’anecdote. Un certain 14 février (tout est dans les signes, vous dis-je), je prends ma matinée pour assister à une master class donnée par Fabrice Luchini aux élèves du cours Cochet. Le maître entre en trombe dans le théâtre de La Pépinière, excité à l’idée de partager avec nous un texte de Paul Valéry que vient de lui envoyer un spectateur. Ipad (prononcé -i, à la française) à la main, il nous lit séance tenante un court extrait du Bilan de l’intelligence. Peut-on mieux incarner l’idée selon laquelle « la diction entraîne le sentiment » (Louis Jouvet) ? C’est la première fois qu’on me parle de poésie comme ça ! Avec le verbe qui vous va droit dans l’œil ! Nous sommes en 2012, et le spectacle Poésie ? vient sans doute de naître devant nous.

S’ensuit un moment de théâtre fantastique. Le futur Alceste à bicyclette demande un Alceste dans le public, un camarade saute sur le plateau, le Professeur-Philinte lui donne la réplique et laisse filer la première scène du Misanthrope… ! Je peux vous jurer qu’en sortant de cette matinée-là, je n’ai pas mis longtemps à quitter mon boulot. Et depuis, je ne cesse de me demander ce que l’Éducation Nationale attend pour se lancer dans la co-réalisation… Peut-être nos ministres ânonnent-ils bêtement cette maxime de Malherbe : « Un bon poète n’est pas plus utile à l’Etat qu’un bon joueur de quilles »… ?

Croyez-vous que notre littérature, et singulièrement notre poésie, ne pâtisse pas de la négligence dans l’éducation de la parole ? Que voulez-vous que devienne un poète, un véritable poète, un homme pour qui les sons du langage ont une importance égale (égale, vous m’entendez bien !) à celle du sens ? […] La diction scolaire telle qu’elle est pratiquée est tout bonnement criminelle. Allez donc entendre du La Fontaine, du Racine, récité dans une école quelconque ! La consigne est littéralement d’ânonner, et, d’ailleurs, jamais la moindre idée du rythme, des assonances et des allitérations qui constituent la substance sonore de la poésie n’est donnée et démontrée aux enfants. On considère sans doute comme futilités ce qui est la substance même de la poésie. mais, en revanche, on exigera des candidats aux examens une certaine connaissance de la poésie et des poètes. Quelle étrange connaissance ! N’est-il pas étonnant que l’on substitue cette connaissance purement abstraite (et qui n’a d’ailleurs qu’un lointain rapport avec la poésie), à la sensation même du poème ? Cependant qu’on exige le respect de la partie absurde de notre langage, qui est sa partie orthographique, on tolère la falsification la plus barbare de la partie phonétique, c’est-à-dire la langue vivante. L’idée fondamentale semble ici, comme en d’autres matières, d’instituer des moyens de contrôle faciles, car rien n’est plus facile que de constater la conformité de l’écriture d’un texte, ou sa non-conformité, avec l’orthographe légale, aux dépens de la véritable connaissance, c’est-à-dire de la sensation poétique. L’orthographe est devenue le critérium de la belle éducation, cependant que le sentiment musical, le nombre et le dessin des phrases ne jouent absolument aucun rôle dans les études ni dans les épreuves…

Le Bilan de l’intelligence, Paul Valéry. Conférence prononcée le 16 janvier 1935 à l’université des Annales.

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Cette entrée a été publiée le 23 février 2016 par dans Diction, Littérature, Poésie, et est taguée , , , , , , .
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