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Extrait déchirant du Requiem des innocents de Louis Calaferte. L’histoire sordide d’un chien de la « zone » et de son meurtre odieux (Âmes sensibles, s’abstenir !) :
Jamais je ne ressentais aussi clairement la solitude misérable, décevante de notre ghetto, qu’après m’être séparé de Lobe, au retour d’une nuit de promenade. Jamais je n’avais autant envie de disparaître, soudainement. J’aurais voulu immédiat le miracle de mourir sans avoir eu un geste à faire.
Des ronflements s’échappaient de plusieurs cabanes. Je descendais ma rue, solitaire, tel un roi redouté que personne n’acclamerait sur son passage. Un Roi des Morts. La boue s’étalait sous mes pas. Un bruit mécanique venait des gazomètres. Ca puait. Une puanteur épaisse, flottante. Je rêvais d’un incendie destructeur. Ne plus appartenir à cette misère consentie, ne plus être obligé de revenir sur cette terre. J’avais mal en moi. A cause de ce mal, un matin, en rentrant, après avoir reniflé mon village, et que la souffrance eut fait place à la folie, je tuai Scoppiato.
Scoppiato le chien. Lui aussi devait venir du bout du monde. Scoppiato. Sur notre étendue, il y avait des clebs en quantité, mais Scoppiato n’était pas pareil aux autres. Il s’était installé sur la zone un après-midi de 14 juillet. Scoppiato était venu de l’éternité pour tomber parmi nous un après-midi de 14 juillet, dans la tourmente des têtes saoules, des rixes à couteaux ouverts, des braillements de femmes, et des chansons furieuses. Sur trois pattes il était venu, la quatrième tranchée à hauteur de la cuisse, pendante comme le moignon de Lobe. Arrivé chez nous avec ses yeux clairs embués de larmes. Avec ses oreilles cassées, traînantes, son corps noir de saleté, ses puces, sa queue longue, son museau déchiré sur le côté, ses flancs creusés et son collier de cordes tressées. Lui aussi, Scoppiato, était entré dans notre ronde et s’était saoulé de vomissures en même temps que les hommes. Il buvait le vin aussi bien que nous. Il aimait le vin. Il avait une gueule d’ivrogne. D’ivrogne béat, heureux, gentil, de cette catégorie qui fait sourire et à qui on pardonne, parce qu’ils ont l’air de ne s’être pas enivrés exprès. Sur trois pattes fluettes, il se trimbalait de droite et de gauche, il flairait la terre, les hommes, les détritus. Sur trois pattes, il recevait les coups de pied, les eaux sales et jamais une caresse. Son petit corps osseux aux poils en broussaille, se déplaçait tant bien que mal sur ses trois pattes atrophiées. Contrairement aux autres chiens, Scoppiato avait le droit de rester dans nos parages, de chiper quelque nourriture, et la grosse Ida Unomelli lui donnait même parfois de l’eau propre. Il avait acquis droit de cité chez nous et nous étions habitués à le voir déambuler, le nez au sol à travers les baraques. De temps à autre, une curieuse folie le prenant, il venait se frotter aux jambes des hommes, chercher une caresse. Sous le coup de pied qu’on lui décochait, il ne gueulait pas. Il nous regardait tout droit dans les yeux. Il s’excusait. Il s’excusait de cette audace de chien, de cette inconséquence. Il avait oublié, un instant, qu’ici on ne distribuait pas de caresses. Alors, il s’excusait de tout son regard et s’en allait plus loin, sur trois pattes. Il se retournait pour voir si une pierre bien lancée ne le suivait pas. Sur trois pattes, Scoppiato usait sa vie, une immense lassitude dans les yeux.
Scoppiato en italien veut dire : crevé. Ida Unomelli l’avait baptisé. C’était bien un nom pour lui. Il avait tout de suite répondu. Pour les hommes et les chiens, il est un langage universel de la misère. Scoppiato ne pouvait pas s’appeler autrement. Il l’avait compris et il était sans doute reconnaissant à Ida Unomelli de l’avoir tout de même baptisé. Les autres chiens n’avaient pas de nom. Il en naissait trop à chaque saison. Encore plus que des enfants. Forcément. Et déjà, pour les enfants il était bien encombrant de leur donner un nom à chacun, puisque la famille Keith, des Allemands, appelait ses neuf enfants Hans. Du dernier-né au plus grand : Hans. Hans Keith. Alors pour les chiens…
Pour son baptême, on lui avait offert du vin dans un seau et il l’avait lapé goulûment et peu après, en titubant, glissant, se rattrapant, boulant, retrouvant à peine son équilibre, il avait plu à tout le monde. Et lorsque la mère Albadi s’était mise à pleurer de peine en voyant cette bête ivre que nous nous renvoyions, qu’elle s’était baissée pour le prendre dans ses bras et l’emmener, Scoppiato lui avait vomi dessus. Toujours avec son air humble et des excuses dans les yeux. Et comme elle l’avait gardé, malgré tout, entre ses bras, contre elle, Scoppiato, le plus doucement, le plus délicatement du monde, avait posé sa tête de crevé sur la main de la veuve italienne. Ca nous avait tout de même étonnés ce geste de confiance de la part d’un chien. On n’avait jamais vu ça.
En rond sur lui-même, son museau enfoui jusqu’aux yeux sous sa patte de derrière, Scoppiato, rassuré, dort.
Le matin rayonne sur tout le terrain vague. Il fait beau. Je m’arrête pour contempler Scoppiato qui dort. Il bouge nerveusement une oreille. Il grogne un peu. Il n’ouvre pas les yeux. Je suis face à lui, à attendre je ne sais quoi. Je ne saurais dire si j’ai envie de me pencher pour caresser cette bonne tête poilue ou de me coucher près de lui et dormir, ou de le prendre à la gorge et l’étrangler. Ça tourne dans mon crâne. La zone dort. Je pourrais mourir à cet endroit, sur place, sans que mon village s’en aperçoive. Je pense à Lobe qui doit retourner chez lui. Si j’osais, je courrais vers lui, je le rattraperais. Il m’embrasserait et demain encore nous irions voir le lever du jour. Dans notre baraque, mon père enroulé dans sa chemise sale doit dormir à côté de la garce. Mon frère Lucien doit gémir comme il fait en dormant. Je suis seul devant Scoppiato, et le crime prend place en moi. Le crime me saisit les mains. Je sais que Scoppiato va mourir et je m’étonne de le voir endormi. Une créature qu’on va tuer ne doit pas dormir. Les condamnés ne dorment pas. Ils attendent la mort, debout dans la cellule. Scoppiato est indécent. Il doit se mettre debout sur ses trois pattes maigres et savoir qu’il va mourir. On doit en prendre conscience. Debout Scoppiato ! Allons Scoppiato ! Je l’appelle :
– Scoppiato !
Il lève la tête. Il se demande ce que j’attends de lui.
– Viens.
Il me suit. C’est le destin des chiens que de suivre. Nous descendons la rue. Il est sur mes talons. Je sens son souffle sur mes talons nus. C’est tiède. C’est vivant. Je me demande si ça saigne beaucoup un clebs. Je n’ai jamais tué de chien. Il me dépasse. Il gambade presque. Il aboie une fois. Il s’arrête. Il me regarde. Il ne sait ce que j’attends de lui. Moi j’ai besoin de sa mort. Le crime m’enserre le cou, la nuque. J’ai la migraine. J’ai mal. J’ai sommeil. (Lobe qui rentre chez lui…)
– Scoppiato !
Il penche la tête de côté. Il m’interroge. Il a un reflet de joie au milieu des yeux. Ça brille. C’est joli. Je n’avais pas remarqué.
– Scoppiato ! Fous le camp !
Pour l’assommer il me faut du champ.
– Fous le camp ! Fous le camp, Scoppiato ! Il s’éloigne, le museau bas, l’œil de côté, les oreilles traînantes, la queue serrée sous son ventre. Moi je pleure. Ça vient malgré moi. C’est fort et brûlant dans le coin de mes yeux. Je vois Scoppiato s’en aller. Vers le terrain vague. Le soleil est tout neuf dans un ciel de tissu léger. Je dis tout bas, pour moi, deux fois, comme pour un être qu’on perd, qui casse net votre amour :
– Scoppiato… Scoppiato…
Deux fois, tout bas, avec amour.
Je ramasse deux pierres. J’ai peine à me relever. La terre tourne. Scoppiato est loin.
– Attends-moi, Scoppiato !
Il attend. Attends-moi, Scoppiato, je vais te tuer. Je marche sur lui. Je lui montre mes pierres dans mes mains. Les larmes coulent de ses yeux. Nous pleurons, Scoppiato et moi. Il a compris. Il sait ce que j’attends de lui. Il plisse les yeux, parce qu’il lui manque du courage pour mourir. Ce n’est qu’un chien, et peut-être, chez les chiens, la mort n’exige-t-elle pas d’être regardée en face. Il a compris que j’allais le tuer. Il le sait et il se couche sur le côté, sa tête posée à plat, sur l’herbe, sa patte coupée toute bête, en l’air. Il voudrait peut-être me remercier.
Le sang jaillit de ses narines. La pierre lui a cassé le nez. Il essaie de courir. Il zigzague. Il tombe. Il hurle. Il a peur. Ses yeux sont doux. C’est insupportable cette douceur au milieu de sa mort. Il pleure de la voix. Ca résonne dans le tissu du ciel léger. Je croyais que nous étions complices, et voilà qu’il fait semblant de ne pas avoir compris. Il lèche le sang sur son museau. Sa langue se rougit. Il trébuche. Je ramasse une pierre et une autre et une autre et mille autres, sans arrêt. Je les lance à toute volée. Le plus vite possible, et toutes l’atteignent. Le ventre mou de Scoppiato s’ouvre sous les coups. C’est un bruit horrible. La sueur coule sur mon front, pleut sur mes bras, et je lance mille pierres sur la petite dépouille de Scoppiato. Je le tue mille fois. Je n’arrête pas de le tuer. Il faut que sa mort soit longue et certaine. Il faut que son sang coule de mille plaies et imprègne la terre.
Je m’approche. Je n’ai pas la force de lancer la pierre qui me reste dans la main. Elle m’échappe.
Ce n’est pas Scoppiato qui est là. Ce n’est qu’une chair informe, écrasée, que je dégage avec précaution de dessous les pierres amoncelées. Son ventre est crevé en maints endroits. Son moignon de patte paraît bête, là, en l’air, émergeant des cailloux. Ca saigne beaucoup.
Scoppiato le chien repose sur un lit de pierres dures. Je m’agenouille, je le caresse du bout des doigts parce que j’ai peur de lui. J’applique ma main sur le sang. Ca colle, ça glisse. Je pleure. Ca m’arrache la gorge.
Alors je découvre, dans le sang, sous les poils sanglants, l’œil du chien Scoppiato qui reste ouvert et s’excuse de me causer toute cette douleur. C’est un œil de bête morte qui n’a pas compris ce que j’attendais d’elle. Je me lève lentement. Devant la zone endormie, devant les hommes, un enfant se dresse et ils sont forcés d’entendre ma honte et de participer à cette chose innommable qu’est le meurtre d’un chien.
– Assassins ! Salauds !… Venez voir, madame Albadi !… Venez voir !… Ils ont tué le chien à trois pattes !… Ils ont tué Scoppiato !… A coups de pierres !… Les assassins de la zone ont tué Scoppiato !… Venez voir !…
A présent, je ne peux tolérer qu’un chien me regarde dans les yeux.
Louis Calaferte, Requiem des innocents, Folio, pp. 196-204. Voir notre liste complète de textes et de scènes de théâtre ou de cinéma (pour une audition, un casting ou pour l’amour du travail).
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impossible de lire cet extrait sans souffrance
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