Textes & Scènes de Théâtre / Dialogues de Cinéma / Séries / Littérature / Philo / Poésie…
Pierre Fresnay dans La Grande Illusion de Jean Renoir (1937)
Extrait d’un monologue intérieur du capitaine de Forjac dans Le Hussard bleu de Roger Nimier :
En bâillant autant que je pouvais, je lisais la proclamation aux troupes du général commandant la 6ème Division Blindée, proclamation que j’avais dérobée à Ollivier, tandis qu’il accomplissait ses dévotions, en bottes cirées et en gants blancs.
« Officiers, sous-officiers, brigadiers et cavaliers :
« Après un mois de combats incessants au cours desquels vous avez ranimé le souvenir de vos pères, poursuivant l’Allemand sur son sol natal et ne relâchant pas votre étreinte, vous vous êtes emparés de la ville de K.
« Vos camarades tombés au champs d’honneur peuvent être fiers de vous. Leur pensée ne vous a pas quittés. Vous êtes dignes d’eux. Gloire à vous tous !
« Cependant, dans l’ivresse de la victoire, les cavaliers de la 6ème DB ne doivent pas abandonner ces qualités d’élégance et de dignité qui assureront le prestige de la France auprès des populations occupées. Ils ne se laisseront pas entraîner à des actes de violence ou de pillage indignes de guerriers, car ce serait manquer à l’honneur et risquer d’encourir les plus graves sanctions.
« Je garde ma confiance en vous. Vous saurez la mériter. Restez les fils obéissants et résolus de la France éternelle. »
Mais naturellement, cette lecture me procurait mieux que ces bâillements, si nécessaires à l’élégance et au maintien chez un officier indifférent qui visite les pays conquis. En effet, je savourais à l’avance dans ces lignes gauches le détestable effet qu’elles ne manqueraient pas d’avoir sur les hommes. Je voyais déjà les rang disloqués après le « repos » du commandant Ollivier et la colère courant un peu partout, puis la simple hargne, l’ironie, l’amertume, situation qui se résumait assez bien dans mon esprit par la vision d’un jeune hussard aux yeux canailles, lançant d’une voix méridionale : « Comme s’il se la faisait pas sucer, la pine, lui, dans son état-major. » Puis derrière ce personnage antique, semblable aux héros d’Aristophane et Sophocle, je distinguais les rumeurs alternées du chœur, composé des plus distingués et plus voyous d’entre les hommes :
– Tous des vendus. Les généraux, ça a toujours été les larbins à Hitler.
– Quel pauvre type !
– Quelle langoureuse tapette !
– La prochaine fois, ils la joueront au loto, leur guerre.
Peu à peu, les exclamations se clairsemaient et le silence revint dans mon esprit, silence qui me permit de considérer en toute quiétude la déplorable syntaxe dont usait le seul maître, après Dieu et l’incohérence, de la 6ème Division Blindée. Je me penchais avec volupté sur ce « Gloire à vous tous », d’une telle lourdeur qu’il semblait né dans une grammaire spécialement composée à l’usage des tankistes, et bourrée de conjonctions, de participes, de mots pâteux. Naturellement, une répétition comme « Cependant, dans… » m’était un délice supplémentaire et je ne faillissais pas à verser quelques larmes émues en entendant invoquer la France éternelle, expression à laquelle il faut toujours substituer dans notre esprit, pour en goûter le sens, des locutions telles que : le Honduras éternel, le Liberia for ever, ou Monaco à la vie, à la mort.
Le Hussard bleu, Roger Nimier, Folio, pp. 80-82. Voir notre liste complète de textes et de scènes de théâtre (pour une audition ou pour l’amour du travail).