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Tirade extraite de La Répétition ou l’Amour puni de Jean Anouilh. Dans son château de province, Tigre, un jeune comte, essaie de tromper son ennui en organisant des fêtes costumées. Cet été-là, il décide de monter La Double Inconstance de Marivaux en donnant à ses proches les rôles de la pièce. Tel Hamlet ou Molière dans l’Impromptu de Versailles, il donne à ses comédiens des conseils de jeu , en précisant sa vision du « naturel » au théâtre.
LE COMTE : Ces comédiens sont des gens impossibles, décidément. Dès qu’ils ont ouvert la bouche, le son de leur propre voix les enchante comme la flûte d’un charmeur de serpents. Ils s’engourdissent de plaisir en s’entendant et ils croient, dur comme fer, que nous partageons leur extase. Le naturel, le vrai, celui du théâtre, est la chose la moins naturelle du monde. N’allez pas croire qu’il suffit de retrouver le ton de la vie. D’abord dans la vie le texte est toujours si mauvais ! Nous vivons dans un monde qui a complètement perdu l’usage du point-virgule, nous parlons tous par phrases inachevées, avec trois petits points sous-entendus, parce que nous ne trouvons jamais le mot juste. Et puis le naturel de la conversation, que les comédiens prétendent retrouver : ces balbutiements, ces hoquets, ces hésitations, ces bavures, ce n’est vraiment pas la peine de réunir cinq ou six cents personnes dans une salle et de leur demander de l’argent, pour leur en donner le spectacle. Ils adorent cela, je le sais, ils s’y reconnaissent. Il n’empêche qu’il faut écrire et jouer la comédie mieux qu’eux. C’est très joli la vie, mais ça n’a pas de forme. L’art a pour objet de lui en donner une précisément et de faire par tous les artifices possibles – plus vrai que vrai. Mais je vous ennuie. Je commence à me prendre au sérieux, moi aussi.