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Scène (pour un homme et une femme) extraite de la pièce On passe dans huit jours de Sacha Guitry. Un auteur de théâtre est désemparé car les répétitions de sa pièce ne se passent pas comme prévu. Le temps presse et il fait venir une jeune comédienne de sa distribution pour lui annoncer, tant bien que mal, un changement nécessaire…
L’Auteur : Mademoiselle Fanny ? Mademoiselle Fanny ?
L’Actrice, entrant : Vous m’avez fait demander ?
L’Auteur : Oui, entrez et asseyez-vous !
L’Actrice : Qu’est-ce qu’il y a ?
L’Auteur : Ma petite Fanny, vous êtes une artiste charmante…
L’Actrice : Mais ?
L’Auteur : Mais… nous avons pensé qu’il fallait vous donner une grande preuve d’amitié en vous évitant de courir un grand danger inutile au début d’une carrière aussi brillante que la vôtre…
L’Actrice : Quel danger ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire…
L’Auteur : Ma petite Fanny, je me suis trompé ! Vous possédez les dons les plus rares… vous êtes gaies, vive, souriante et distinguée… et vous êtes tout à fait exquise dans la première partie du rôle…
L’Actrice : Oui, oh ! le trois n’est pas au point du tout. Je m’en suis rendu compte et j’ai l’intention de…
L’Auteur : Laissez-moi parler. Vous réalisez ma pensée pendant tout le premier acte, et notamment vous avez une façon extraordinaire de dire : « Mon petit, pour épouser Georgette, il vous faudrait avoir plus de poil au menton ! » Oh ! là, vous êtes exquise !… Au deux, vous êtes tout bonnement parfaite…
L’Actrice : Oui, en somme, c’est le trois qui cloche ?
L’Auteur : S’il ne faisait que clocher, ma chère amie…
L’Actrice : Ah ! je devine…
L’Auteur : Quoi donc ?
L’Actrice : Vous allez couper le trois ?
L’Auteur : Mais je…
L’Actrice : Oh ! ne faites pas ça… ne faites pas ça. N’écoutez pas les conseils qu’on vous donne ! Je vous le jure, moi, que c’est un acte admirable !
L’Auteur : Admirable, certainement, et je n’ai pas l’intention de le couper…
L’Actrice : Alors ?
L’Auteur : Ce n’est pas l’acte qui ne va pas, c’est…
L’Actrice : Garnier ?…
L’Auteur : Non…
L’Actrice : Valabel ?
L’Auteur : Non…
L’Actrice : Alors ?…
L’Auteur : C’est vous qui…
L’Actrice : Ah ! bon… mais, cher ami, il faut tout me dire… en tout cas, je vous remercie d’avoir eu la délicatesse de ne pas me faire d’observation devant les camarades. Alors, dites… dites… dites vite ce qui ne va pas… car avant tout, il faut qu’elle aille votre pièce, votre belle pièce ! Dites-moi ce que je donne mal… voulez-vous que je vous donne plus de sensibilité ou plus de profondeur… Qu’est-ce que vous voulez que je vous donne ?
L’Auteur : Je voudrais que vous me donniez votre rôle !
L’Actrice : Comment, mon rôle ?
L’Auteur : Oh, ne vous mettez pas en colère et comprenez-moi bien. J’y ai mis beaucoup de bonne volonté… mais il y a une impossibilité physique. Le troisième acte est beaucoup trop dur pour vous… et vous ne pouvez pas le jouer ! Et nous avons pensé qu’il était inutile de s’obstiner davantage ! Quand un rôle ne va pas, eh bien, on le laisse à une autre… et plus tard on a sa revanche !… Remarquez bien, ma chère amie, que je ne vous reprends pas le rôle ! Je suis allé vous l’offrir à Dinard, cet été… je vous l’ai donné… ce rôle est à vous… et il est tellement à vous que vous pouvez en disposer ! Alors, hein ?… Rendez-le-moi !… Qu’est-ce que vous avez ?
L’Actrice : Je cherche… je cherche d’où ça peut venir, tout ça… Ah ! bon ! Ca y est ! Madame Calvin veut le rôle, probablement !
L’Auteur : Madame Calvin ?
L’Actrice : Parfaitement !… Elle rôde dans les coulisses depuis huit jours, je l’ai vue !… Elle n’a donc pas assez joué, celle-là, depuis quarante ans !
L’Auteur : Ma chère amie, je vous jure que le nom de madame Calvin n’a même pas été prononcé…
L’Actrice : Alors, c’est cette saleté de mademoiselle Fillot ! Oui… oh ! mais je m’en doutais !… Mademoiselle Fillot n’est pas contente du rôle qu’elle joue… et elle veut le mien ! Mademoiselle Fillot, qui n’est fidèle ni à son amant riche ni à son amant de cœur, n’a probablement pas hésité à aller vous voir, ce matin, à votre réveil !
L’Auteur : Ma chère amie, je vous prie…
L’Actrice : Mademoiselle Fillot, qui ne peut pas dire deux lignes sans aller demander conseil à Leitner ou à madame Kolb, mademoiselle Fillot veut jouer mon rôle !
L’Auteur : Je vous donne ma parole d’honneur que ce n’est pas mademoiselle Fillot qui jouera votre rôle !
L’Actrice : Alors, c’est Thérèse Duplessis ?
L’Auteur : Mais non !
L’Actrice : Mais alors, quoi… personne n’en veut donc de votre rôle !
L’Auteur : Mademoiselle, ce que vous venez de dire m’autorise à employer un autre ton et je vous somme de me rendre immédiatement votre rôle !
L’Actrice : Jamais, monsieur, jamais ! Ce rôle est à moi et je le garde ! Voilà un mois et demi que je répète avec une ponctualité et un acharnement… que je ne saurais trop recommander à mes camarades… Ils feraient mieux de suivre mon exemple plutôt que de dire du mal de vous dans les coins ! Ça non plus, vous ne vous en êtes pas rendu compte…
L’Auteur : Je ne me rends compte que d’une chose, mademoiselle, c’est que vous ne pouvez pas jouer le troisième acte !
L’Actrice : C’est peut-être parce qu’il est moins bon que les deux premiers !
L’Auteur : Mademoiselle, je vous interdis de juger ma pièce…
L’Actrice : Et moi, je vous interdis de me juger avant la générale ! Il me faut le public, moi, pour être bien !… Je ne peux pas me donner devant le souffleur et les machinistes !… Tenez… écoutez… donnez-moi encore trois jours et j’arriverai à faire ce que vous voulez… oubliez les paroles blessantes que je viens de vous dire…
L’Auteur : Trop tard, mademoiselle…
L’Actrice : Ecoutez-moi… attendez… Je veux garder ce rôle ! Je l’adore !… Je ne l’ai pas encore dans la bouche, mais je l’ai dans la peau !… Je suis en train de chercher mon cri à l’entrée du baron…
L’Auteur : Mais, il n’y a pas de cri, mademoiselle… Il y a toute la scène avec le beau-père !
L’Actrice : Ah ! qu’elle est belle cette scène-là !
L’Auteur : Ou, c’est entendu… elle est belle, elle est admirable… seulement, que voulez-vous… il fat qu’elle soit jouée !
L’Actrice : Elle le sera dans trois jours.
L’Auteur : mais non, mais non… Pourquoi attendre trois jours ! Dans trois jours il faudra recommencer la même discussion ! je croyais pourtant m’être fait comprendre !
L’Actrice : Vous n’allez pas recommencer à me demander…
L’Auteur : Oh ! mademoiselle, ne m’obligez pas à vous dire la vérité…
L’Actrice : Quelle vérité ?
L’Auteur : Donnez-moi votre rôle et restons-en là.
L’Actrice : Si, je veux savoir la vérité.
L’Auteur : Non, non, non !
L’Actrice : Je vous rendrai votre rôle si vous me dites la vérité.
L’Auteur : Eh bien, mademoiselle, vous êtes très mauvaise au dernier acte.
L’Actrice : Ah ! je suis mauvaise !
L’Auteur : Oui, mademoiselle, vous n’avez ni l’accent, ni le mouvement ; vous restez perpétuellement froide, élégante et distinguée. Eh bien, ça ne suffit pas ! Lorsqu’une femme du monde est trompée par son amant, sa bonne éducation s’efface et on n’a plus sous les yeux qu’une femme, qu’une femelle acharnée, violente, ordurière s’il le faut ! Eh bien, ça, mademoiselle, vous ne le donnerez jamais !
L’Actrice : Jamais ?
L’Auteur : Non, mademoiselle, jamais ! Il vous manque certaines qualités que le travail, que la meilleure volonté ne peuvent pas donner. On a ça dans le sang, ou on ne l’a pas !… Vous n’avez ni force, ni puissance, ni souffle ! Votre talent n’est fait que de…
L’Actrice : Mon talent, mon talent… j’en ai peut-être plus vous du talent ! Moi aussi, je vais vous la dire, la vérité… L’exposition de votre pièce ne tient pas debout, le second acte est chipé au Scandale de Bataille, le troisième acte est invraisemblable et le tout est écrit en charabia.
L’Auteur : Espèce de petite cabotine, qui vous permettez…
L’Actrice : Cabotine ?… Il n’y en a pas un dans notre métier qui soit aussi cabot que vous !
L’Auteur : Ah ! si vous n’étiez pas une femme !
L’Actrice : Ah ! si seulement vous étiez un homme ! On dirait que vous faites faire vos pièces dans des asiles de gâteux…
L’Auteur : Et vous que vous prenez des leçons au Guignol des Champs-Elysées…
L’Actrice : Goujat ! Voyou !…
L’Auteur : Vipère !
L’Actrice, hurlant, frappant sur les meubles, déchaînée : Pauvre… machin ! Mais dites-vous bien que si vous n’étiez pas l’ami d’Antoine, vous n’arriveriez pas à les placer, vos pièces… vos pièces faites de bric et de broc… avec les ordures des autres !… Et ce sont ces gens-là qui prétendent être des écrivains !… Des écrivains ?… Des barbouilleurs de papier !… Ça paye pour faire jouer ses pièces… et tout Paris le sait !… Et si on ne le sait pas, je le dirai, moi… je le crierai… je le hurlerai… afin que mon directeur, aux yeux de tous, ait l’air d’un tripoteur et non pas d’un crétin…
L’Auteur, enthousiaste : Bravo !… Eh bien, voilà… ça y est ! Vous venez de le trouver votre cri… vous le tenez, votre accent… et voilà le mouvement de la grande scène du troisième acte ! Ça y est… sauvé !… Restez vite dans le même état, surtout… et venez répéter tout de suite… vous venez de faire enfin ce que je vous demande depuis quinze jours ! En scène, en scène ! (Ils sortent.)
Bonus vidéo : voici une version télé avec Jean Poiret et Jacqueline Maillan (et Jacques Charon) :
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