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Coco est une courte pièce de Bernard-Marie Koltès. Cette scène pour deux femmes est pratiquement un monologue. Dans de longues tirades, la couturière exprime à sa femme de ménage Consuelo son profond dégoût pour le rouge à lèvres.
Coco allongée, en combinaison.
COCO. Consuelo, cessez donc de vous mettre et remettre du rouge à lèvres ; après chaque déglutition, après chaque soupir, vous remettez une couche de cette affreuse peinture. Consuelo, votre rouge à lèvres me dégoûte.
CONSUELO. Pourquoi, madame Coco, pourquoi vous dégoûte-t-il ?
COCO. Le rouge à lèvres est une invention horrible, indécente, obscène. Trouvez-vous cela joli ? Croyez-vous que cela plaît aux hommes ? Croyez-vous que vous êtes en mesure de négliger de plaire aux hommes ? Une femme qui ne plaît pas aux hommes n’est rien, rien du tout ; une femme qui n’est pas aimée d’un homme est une nullité. Pensez-vous vous faire aimer en vous donnant l’air d’un gâteau, d’une fraise écrasée, d’une tache de vin rouge sur la nappe ? Croyez-vous que ce soit agréable de voir fumer au bord des cendriers des filtres cerclés de ce rouge obscène ?
CONSUELO. Je ne fume pas, madame Coco, jamais.
COCO. Même si vous ne fumez pas, le monde est rempli de mégots de cigarettes tachés de rouge épais, et si on les ramasse, on s’en met plein les doigts.
CONSUELO. Je ne ramasse pas les mégots de cigarettes.
COCO. Vous devriez, vous devriez ; vous verriez comme c’est agréable d’avoir les doigts tachés, et après, le chemisier, et puis la figure. Tout cela est incorrect. Voyez ces femmes qui boivent un verre dans un cocktail ; elles reposent leurs verres avec ces épluchures rouges sur le bord, et cela ne les gêne pas. Elles s’en fichent. Elles ronronnent comme les chats qui ont fait leur crotte sur le tapis ; elles se remettent du rouge, en mettant leur bouche comme un siphon de lavabo. Croient-elles donc que les hommes aiment les siphons de lavabo ? Les siphons de lavabo dégoûtent les hommes. Avez-vous déjà vu le regard dégoûté des hommes ? Mais ces femmes imbéciles s’en fichent et continuent leurs crottes.
ONSUELO. Je ne vais pas dans les cocktails.
COCO. Mais laver les verres, cela du moins, vous le faites ; c’est votre métier de laver. Si vous travailliez dans une autre maison, vous verriez comme c’est facile d’essayer d’enlever cette traînée rouge qui se déplace sous l’éponge. Je vais vous en mettre, moi, sur le bord des verres et des tasses. Jusqu’à ce que vous en soyez dégoûtée à votre tour. Et puis, pourquoi se mettre cette écœurante peinture précisément sur les lèvres, là où cela embête tout le monde, là où cela salit tout ? Pourquoi, Consuelo, pourquoi ne vous en faites-vous pas quelques traits sur le front, sur le cou, comme les Sioux ? S’il faut absolument que vous vous coloriiez le visage de rouge, faites-vous au moins des peintures de guerre. Mais pas sur les lèvres, je vous en prie ; les lèvres servent tout le temps à des tas de choses différentes. Oseriez-vous, Consuelo, embrasser un homme pour lui laisser sur la joue cette marque grotesque ? Vous feriez cela, et vous l’abandonneriez comme cela ayant à se débarrasser de cette tache ? Croyez-vous que vous avez le droit de marquer comme cela les hommes comme les cow-boys marquent les vaches ?
CONSUELO. Je n’embrasse pas les hommes.
COCO. Peu importe qui vous embrassez et qui vous n’embrassez pas. Croyez-vous avoir le droit de poser votre tampon sur tout ce que vous approchez sans que l’on finisse par vous regarder avec dégoût ?
CONSUELO. Je n’embrasse jamais personne.
COCO. Le rouge est l’invention la plus vulgaire et la plus dégoûtante qui ait été faite pour nuire aux femmes. Consuelo, pourquoi vous barbouillez-vous vos lèvres de cette horreur ?
CONSUELO. C’est comme un ourlet, madame Coco ; c’est comme une boutonnière. Si vous ne cousez et ne brodez pas soigneusement les bords, le trou va s’agrandir. J’ai peur que ma bouche ne s’effiloche et qu’elle devienne énorme.
COCO. Mais il y a les lèvres, voyons. Tout cela est prévu, personne n’a jamais vu sa bouche s’effilocher. Elle est déjà ourlée, votre bouche.
CONSUELO. Mal, madame Coco, le travail n’est pas soigné. Cela se défait aux coins. J’ai très peur, madame Coco, que tout d’un coup cela se déchire au bord et que la bouche se déchire.
COCO. Vous avez des peurs insensées. Et puis ôtez ces hauts talons. Voilà encore une invention grotesque. Pourquoi les femmes se croient-elles obligées de sonner la fanfare avec leurs godillots pour annoncer leur venue ? Les femmes sont trop bêtes, les femmes sont trop bêtes. Consuelo, ôtez ces chaussures tout de suite car le bruit me fatigue.
Coco de Bernard-Marie Koltès (1988). N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez trouver acheter le livre et le récupérer dans une librairie de quartier sur ce lien Place des Libraires : Coco – Bernard-Marie Koltès