La Compagnie Affable

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J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne de Lagarce

J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne Jean-Luc Lagarce« Cinq femmes et un jeune homme, revenu de tout, revenu de ses guerres et de ses batailles, enfin rentré à la maison, posé là, dans la maison, maintenant, épuisé par la route et la vie, endormi paisiblement ou mourant, rien d’autre, revenu à son point de départ pour y mourir. Elles tournent autour de ce jeune homme dans son lit. Elles le protègent et se rassurent aussi les unes et les autres. » Voilà comment Jean-Luc Lagarce résume en substance sa pièce. Dans cet extrait, c’est la seconde femme qui s’exprime dans un long monologue

LA SECONDE : Non. Ce n’est pas bien ou mal, ou rassurant encore. Ce n’est pas vrai, c’est ainsi, ce n’est pas vrai, on imagine et on s’arrange avec ce qu’on imagine, mais ce n’est pas vrai. Je ne sais pas, je ne crois pas, je ne mourrai pas de chagrin, je ne m’imagine déjà plus mourir de chagrin. Pourquoi est-ce que je mentirais ? On voulait la tragédie, la belle famille tragique mais nous n’aurons pas cela, juste la mort d’un garçon dans une maison de filles. Tu peux sourire, rien d’autre.

C’est un peu excessif, on rêvait, on voudrait cela, on aurait voulu cela, ce serait beau et douloureux et noble encore et laisserait la lippe pendante aux imbéciles du village – elle ne survécut pas à son frère, elle l’aimait tant qu’elle mourut avec lui, de détresse, comme ça, la mâchoire qui se décroche – mais je ne crois pas cela, c’est un mensonge, j’ai beau le regretter, c’est un mensonge.

Je ne sais pas même, cela encore c’est un mensonge, je ne sais pas même si je le regrette sincèrement, si je le regretterai sincèrement. Toujours, elle a raison, celle-là, ce qu’elle dit toujours : nos arrangements. Je ne crois pas que je regrette de ne pas mourir, avoir honte de survivre à ceux qui meurent, je ne crois pas que je me le reproche, ou honte à peine, et très peu de temps, si peu de honte, rien de plus.

Mon corps ne m’abandonnera pas, il ne se laissera pas glisser, la tristesse ou la douleur lorsqu’il sera mort définitivement, la tristesse sera immense, et j’aurai mal, là, dans le ventre et les bras et les jambes, j’aurai mal comme si on m’avait battue, je n’aimerais pas cela, avoir été battue, la tristesse me prendra toute, elle me dévorera la pensée, elle me brûlera, je sais cela et j’ai peur, je sais cela, je vois cela arriver, je le crains tellement, j’ai peur, la peur d’avoir mal, et le temps que j’aurai mal, j’ai peur, il faudra m’aider encore, vous m’aiderez dans votre tristesse, il faudra encore songer à la mienne, car la mienne sera plus grande encore, je dis cela, il faudra m’aider, vous me le devez ma tristesse sera toujours plus triste que la vôtre.

Lorsque j’étais enfant, encore, lorsque j’étais enfant, j’avais si mal déjà pour des chagrins infimes, j’avais si mal, je voulais mourir et n’en plus parler et je le pensais sincèrement, je la désirais avec sincérité, je voulais mourir, j’appelais la mort de mes voeux, c’est comme ça ? et avec surprise, je n’obtenais rien, aucune réponse, je souffrais et rien de plus, ce pourrait être pourtant si facile et si limpide, disparaître, la solution.

Mon corps ne m’abandonnera pas, et je n’en aurai pas de honte. Je continuerai de marcher et de vouloir marcher, je continuerai de manger et de vouloir manger et j’irai demain sur la route, je m’inquiéterai du temps qu’il fait et je m’habillerai en conséquence, toi aussi, tu feras cela, tu te soucieras de la pluie ou de la chaleur, et la semaine prochaine, je retournerai en ville, et j’aurai mon travail, et je sortirai d’ici.

Je n’ose pas le dire à vous toutes, nous trois surtout, et probable que toutes, vous n’osiez imaginer cela, je n’osais pas le dire mais nous recommencerons les tâches quotidiennes, rien de plus, ces choses-là qui viennent après la mort, les tâches quotidiennes.

N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne — Jean-Luc Lagarce

→ Voir aussi notre liste de textes et de scènes issus du théâtre, du cinéma et de la littérature (pour une audition, pour le travail ou pour le plaisir)

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