Textes & Scènes de Théâtre / Dialogues de Cinéma / Séries / Littérature / Philo / Poésie…
Michel Aumont (L’Homme) dans la mise en scène de Patrice Alexandre, qui a créé la pièce au Théâtre Hébertot en 1995.
Monologue contemporain pour homme (d’âge mûr) extrait de L’Homme du hasard de Yasmina Reza.
L’HOMME.
Amer.
Tout est amer
Amer le pli de ma bouche.
Amer le temps, les objets, les choses inertes que j’ai entreposées autour de moi, qui n’ont vécu que le temps de leur tractation.
Les choses ne sont rien.
Mon ami Youri est avec une Japonaise.
Totalement plate.
Lui a soixante-huit ans, une prostate qui pèse 95 grammes, elle en a quarante, plate.
Tout est amer. Amère la nuit.
La nuit. Pas d’amour, pas de collage, sommeil plus ou moins là…
Jean m’a dit qu’un tel a écrit de très belles pages sur l’insomnie. Quel con. Cette nuit je me suis réveillé à cinq heures du matin pour chier. C’est de sa faute. Il m’a interdit le All Bran. Résultat, je chie à cinq heures du matin. Il m’a complètement déréglé cet imbécile.
Qu’est-ce que ça peut me faire qu’un tel écrive des pages sur l’insomnie !
Youri dort, lui. C’est un garçon qui a toujours dormi.
Quand je ne dors pas, je pense à Youri qui dort après avoir mis avec parcimonie un peu de sa semence dans une tirelire japonaise.
Amères les femmes avec qui on couche.
Je ne peux plus rester au lit avec une femme. sauf avec certaines femmes. La Noire du Plaza par exemple.
Ca marchait vaguement le contact avec la Noire.
Pas le sexe, le collage, le contact charnel.
Plus les femmes sont primaires, plus je me sens à l’aise au lit. Plus elles sont frustres. Moins elles m’intéressent dans la vie, mieux je me sens dans le lit.
Ne reste que le contact animal.
Au fond je me pose la question, ne devrais-je pas coucher avec un animal ?
Amer le sexe.
Toujours été amer. Interdiction d’écrire une biographie.
Interdiction totale – totale – d’écrire une biographie après ma mort. Voilà ce qu’il faut dire à cet avocat.
La biographie d’un écrivain, une absurdité totale.
Qui sait quoi d’une vie ?
Qui peut dire quoi que ce soit de cohérent sur une vie ?
Qui peut dire quoi que ce soit de cohérent d’une façon générale ?
Ecrire ce que j’ai voulu. Non, jamais.
J’ai écrit ce que j’ai pu écrire et non pas ce que j’ai voulu.
On ne fait jamais que ce qu’on peut.
Est-ce que l’oeuvre, cette addition au monde – entre parenthèses, toutes les grandes lois sont soustractives – est-ce que l’oeuvre est autre chose qu’un conglomérat d’à-peu-près, de limites qu’on laisse voguer ?
Est-ce que le résultat n’est pas toujours une défaite ?
Il n’y a que l’oeuvre anonyme qui ne soit pas une défaite.
Tous ces imbéciles qui parlent de leurs intentions.
Tous ces imbéciles qui ont produit du sens à la pelle, aucun pour nous dire tout m’a échappé, aucun contrôle sur l’objet, ce que j’ai prémédité, je ne m’en souviens plus et tout ce qui reste est arrivé bringuebalant au port.
Tous ces pauvres gens qui contemplent leur addition au monde avec leurs sourcils froncés, les grands fournisseurs de sens qui vont parler dans les émissions littéraires.
Et toi tu ne l’as pas fait peut-être ?
Non.
Comment non ?
Non. Je ne suis pas allé dans les émissions littéraires.
Jamais mis les pieds dans une émission littéraire.
Par snobisme. Mais tu es allé ailleurs mon petit vieux.
Conférences, tu es as données. Interviews, ô combien !
Invitations dont tu étais le héros ne se comptent plus.
Et pour ce qui est du sourcil grave, n’envie personne.
D’ailleurs tu l’as.
Le sourcil froncé, tu l’as en ce moment.
…
L’Homme du hasard, Yasmina Reza, Actes Sud-Papiers, p.9-10. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : L’Homme du hasard — Yasmina Reza