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Pascale Audret (Enrica Grabe) dans le téléfilm de Roger Kahane diffusé en 1978.
Dans Les femmes aussi ont perdu la guerre (Anche le donne hanno perso la guerra) de Curzio Malaparte, les femmes sont victimes sous l’occupation de l’armée victorieuse. Emma, Clara, Lili et Enrica Grabe reçoivent la visite d’un Réquisitionnaire qui inscrit les jeunes femmes à un service obligatoire de prostitution au bénéfice des soldats ennemis. L’extrait suivant montre comment Enrica essaie de garder la tête haute face au fonctionnaire.
Le fonctionnaire est entré dans l’appartement. Il interroge Emma et Lili Grabe.
ENRICA : C’est moi que vous attendez. Je m’appelle Enrica Grabe.
LE REQUISITIONNAIRE : Bonjour, Madame Grabe.
ENRICA : Je sais déjà ce que vous voulez de moi, épargnez-vous les questions. Je vous renseignerai spontanément. J’ai vingt-huit ans. Je suis veuve. Mon mari, Jean Grabe, est mort à la guerre, sur le front de votre pays. Je mesure un mètre soixante-deux centimètres. J’ai les cheveux blonds, la carnation blanche, les dents saines… Ah ! Signe particulier : j’ai faim.
LE REQUISITIONNAIRE : Merci.
ENRICA : Désirez-vous savoir autre chose de moi ?
LE REQUISITIONNAIRE : Non pas pour le moment. Vous savez sans doute de quoi il s’agit ?
ENRICA : Oui. Un genre de service obligatoire, n’est-ce pas ?
LE REQUISITIONNAIRE : Presque.
ENRICA : Quelles sont les conditions ?
LE REQUISITIONNAIRE : Chaque soldat qui viendra vous visiter vous remettra un bon.
ENRICA : Soldat ou officier ?
LE REQUISITIONNAIRE : Soldat. Pour les officiers, il n’est pas prévu d’assistance de ce genre.
ENRICA : Hum. Les officiers savent se servir eux-mêmes. Bien. Donc, des soldats.
LE REQUISITIONNAIRE : Chaque bon vous donnera droit à une ration alimentaire de votre choix.
ENRICA : Et aussi une ration de pommes de terre, je suppose ?
LE REQUISITIONNAIRE : Avec un bon, vous pourrez obtenir un demi-kilo de pommes de terre.
ENRICA : Bien. Un de vos soldats vaut donc un demi-kilo de pommes de terre.
LE REQUISITIONNAIRE : C’est exact. Il ne vaut ni plus ni moins que ce que vaut une femme de ce pays. Une… dame.
ENRICA : Hum. Mais le compte se retourne. Une femme comme moi vaut un demi-kilo de pommes de terre, c’est beaucoup ! Oh, je pensais valoir beaucoup moins ! Et pour le pain, le sucre, le thé ?
LE REQUISITIONNAIRE : Je vous ai dit que chaque bon vous donne droit à une ration alimentaire de votre choix.
ENRICA : Aussi à une ration de viande ?
LE REQUISITIONNAIRE : Vous avez le droit à une ration de viande par semaine : deux-cents grammes.
ENRICA : Deux-cents grammes seulement ?
LE REQUISITIONNAIRE : Ça vous semble peu ?
ENRICA : Oh, excusez-moi… J’oubliais que c’est au vainqueur de taxer le prix de la chair humaine. Avez-vous une femme chez vous ?
LE REQUISITIONNAIRE : Pourquoi me posez-vous cette question ?
ENRICA : Mais vous avez gagné la guerre, votre femme a donc augmenté de prix.
LE REQUISITIONNAIRE : Si c’était mon pays qi avait gagné la guerre, ma femme vaudrait aujourd’hui beaucoup moins que vous, Madame Grabe. Voulez-vous signer cette formule.
Elle signe le papier.
ENRICA : Pratiquement la chair d’un vaincu ne vaut rien. Mais parfois je me demande si la valeur humaine d’un vaincu n’est pas très supérieure à la valeur humaine d’un vainqueur. Vous, qu’en pensez-vous ?
LE REQUISITIONNAIRE : Votre mari était soldat. Pouvez-vous me dire à quel prix il estimait la valeur de nos femmes quand la victoire était de votre côté ? (Elle ne répond pas.) Avez-vous autre chose à me demander ?
ENRICA : Ah, vous ne m’avez pas dit quand commencera le travail…
LE REQUISITIONNAIRE : Ce soir même, probablement. (Il se dirige vers la sortie.) Ah, j’oubliais…
ENRICA : Quoi ?
LE REQUISITIONNAIRE : Vous ne pouvez rien demander aux soldats en plus du bon, ni argent, ni vêtements, ni vivres.
ENRICA : Vous retirez la dignité même à l’humiliation. Mais une femme convenable rougirait d’avoir à refuser un cadeau, aussi petit qu’il soit, de son amant.
LE REQUISITIONNAIRE : A nous il importe de protéger la dignité du soldat, pas celle de la femme.
ENRICA : Etrange dignité… acheter une ration de pommes de terre… avec une femme.
LE REQUISITIONNAIRE : Peut-être préférez-vous être payée en argent ?
ENRICA : Ah, peut-être… Une femme qui se vend veut du moins avoir l’impression d’avoir été achetée.
LE REQUISITIONNAIRE : Votre rôle doit être un travail, pas un marché.
ENRICA : Ah, je comprends. Un travail honnête… Puis-je vous demander une cigarette ? Oh, j’espère que ceci du moins n’est pas défendu…
LE REQUISITIONNAIRE : Non. (Il lui donne une cigarette.)
ENRICA : Merci. Si vous pouviez m’offrir un bon pour une ration de cigarettes, je pourrais commencer à travailler tout de suite pour vous, qu’en dites-vous… ?
LE REQUISITIONNIAIRE : Je n’en ai pas le droit. Je suis un fonctionnaire.
ENRICA : Je ne vous ai pas proposé un marché, je me suis offerte à… travailler pour vous.
LE REQUISITIONNAIRE : Merci encore.
ENRICA : Je pense que nous n’avons plus rien à nous dire, n’est-ce pas ?
LE REQUISITIONNAIRE : Non. Chaque samedi vous passerez une visite médicale. Nous vous donnerons des instructions à ce sujet. Bonne journée, Madame Grabe.
ENRICA : Bonne journée.
LE REQUISITIONNAIRE : Ma femme aussi a été forcée par vos soldats à faire le même travail que vous ferez d’ici peu.
ENRICA : J’espère qu’on lui a donné une médaille à votre femme.
LE REQUISITIONNAIRE : Il n’y en a pas eu besoin. Elle s’est suicidée.
ENRCA : Oh, c’est dommage ! C’est dommage, j’aurais assez aimé une médaille…
LE REQUISITIONNAIRE : Peut-être avez-vous raison. Votre pays sera certainement fier de vous, Madame Grabe.
ENRICA : J’espère seulement que mon pays rougira de ma médaille, monsieur le Réquisitionnaire.
Le Réquisitionnaire sort.
Scène pour un homme et une femme extraite de l’adaptation télé du roman Les femmes aussi ont perdu la guerre de Curzio Malaparte. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète.