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Shahab Hosseini (Emad) dans Le Client d’Asghar Farhadi (2016).
Voici une longue scène pour deux hommes tirée du film iranien Forushande (Le Client en français) réalisé par Asghar Farhadi. Après une menace d’effondrement dans leur immeuble, Emad (Shahab Hosseini) et Rana (Taraneh Allidousti) sont relogés par un ami dans un appartement anciennement loué par une prostituée. Un soir, croyant ouvrir la porte à son mari, Rana est victime d’une agression violente. La femme n’a pas vu son agresseur, mais celui-ci s’est enfui pieds nus en oubliant son portable et les clés de sa fourgonnette. Emad se lance alors à la recherche du propriétaire du véhicule. Il s’agit d’un jeune homme, Madjid, à qui il demande de l’aider pour un déménagement. Emad lui donne rendez-vous dans son ancien appartement, maintenant désert depuis l’évacuation, afin de le confronter. On sonne à la porte. Emad ouvre et tombe sur un vieil homme, très essoufflé par la montée des escaliers.
EMAD : Bonjour.
LUI : Bonjour, monsieur. C’est bien ici le déménagement ? Je viens de la part de Madjid.
EMAD : Oui, entrez. Il n’est pas là ?
LUI : Il était occupé. Il m’a envoyé à sa place.
EMAD : (Il le fait entrer.) Après vous…
LUI : Il m’avait pas dit pour les étages… Je suis cardiaque.
EMAD : Si j’avais su, je lui aurais dit que l’ascenseur était en panne.
LUI : Je peux pas prendre l’ascenseur non plus. Je pourrais avoir un verre d’eau, s’il vous plaît ? (Emad va chercher un verre d’eau.) Quelqu’un va venir nous aider ?
EMAD : Non, il y a juste quelques cartons, je pensais faire ça avec lui.
LUI : Il n’a pas le temps, le pauvre.
EMAD : C’est votre fils ?
LUI : Non, mon gendre. Mais c’est tout comme.
EMAD : Je suis désolé, on vient de déménager, il n’y a plus de verre.
LUI : C’est pas grave. Où sont les cartons ?
EMAD : Dans la chambre.
LUI : On va voir si on a besoin d’aide…
EMAD : Appelez-le. S’il est dans le coin, je vais le chercher.
LUI : Qui ?
EMAD : Votre gendre.
LUI : Ils sont partis faire les courses pour le mariage. Vous n’avez pas un concierge ?
EMAD : Non, l’immeuble est vide. Un mur s’est effondré et tout le monde a été évacué.
LUI : Oulala ! Il ne va pas nous tomber sur la tête ?
EMAD : Non…
LUI : Allons jeter un coup d’oeil, voir si on a besoin d’aide…
EMAD : Monsieur ? Venez vous asseoir, j’ai à vous parler.
LUI : Ecoutez, c’est pas mon travail. Madjid m’a dit que vous aviez besoin d’aide, j’ai accepté de venir. Vous me donnerez ce que vous voudrez.
EMAD : Il ne s’agit pas de ça. Asseyez-vous, je dois vous parler de quelque chose.
LUI : (Il s’assied.) Rien de grave j’espère.
EMAD : Vous le connaissez depuis combien de temps ?
LUI : Mon gendre ?
EMAD : Oui.
LUI : Pourquoi ?
EMAD : Pour voir si vous le connaissez bien.
LUI : Ca fait bien deux ans qu’il fréquente ma fille.
EMAD : Vous vous êtes renseigné sur lui ?
LUI : Vous connaissez Madjid ? Vous savez quelque chose ?
EMAD : Avez ma femme, on a emménagé dans un nouvel appartement. Et l’ancienne locataire… disons qu’elle voyait beaucoup d’hommes. Un soir, j’étais pas encore rentré, ma femme était seule, un de ces salopards, croyant aller chez cette femme, est rentré chez moi. Ma femme était dans la salle de bain, et il y est allé.
LUI : Qui ?
EMAD : Votre ordure de gendre.
LUI : Comment vous savez que c’était lui ?
EMAD : Ma femme s’est mise à crier, et il a pris la fuite en oubliant sa camionnette. J’ai retrouvé sa trace, je suis allé au magasin où il travaille. J’ai failli l’attraper devant ses collègues, pour l’humilier en public. Mais… j’en ai pas eu le coeur.
LUI : D’autres utilisent la camionnette…
EMAD : C’est pour ça que je veux le voir. Je veux savoir si c’était lui ou quelqu’un d’autre.
LUI : Madjid n’est pas comme ça. Si j’apprends que c’était lui, j’annule le mariage. (Un temps.) Comment va votre femme ? (Emad baisse la tête en silence.) Quelle histoire… (Il se lève.) Je vais lui parler ce soir…
EMAD : Appelez-le pour qu’il vienne. Je veux lui demander qui c’était.
LUI : Ils font les courses pour le mariage avec ma fille et ma femme…
EMAD : Alors appelez-le, et demandez-lui qui avait la camionnette ce soir-là.
LUI : C’était quand ?
EMAD : Il y a deux semaines.
LUI : D’accord, laissez-moi lui parler ce soir (Il se dirige vers la porte.).
EMAD : Mais je veux lui parler. Attendez. Je veux lui parler. Faites son numéro.
LUI : J’ai pas son numéro.
EMAD : Je l’ai moi. Je vous demande de le faire venir ici pour ne pas avoir à lui parler au magasin.
LUI : Laissez-moi d’abord m’assurer que c’était lui. Il faut que je puisse lui parler…
EMAD : Sinon je l’appelle moi-même. On fait ça ? (Il compose le numéro.) J’appelle. (Il lui tend le téléphone.)
LUI : Allô Madjid ? Salut, mon petit. Vous êtes où ?… Oui, je suis chez le monsieur. Tu es avec qui ?… Rappelle-moi quand tu seras seul. J’ai à te parler… Sur mon numéro… Je le connais pas. Demande-le à Mojgan… D’accord… Rien de grave… Au revoir. (Il raccroche.) Il rappellera quand il sera seul.
EMAD : Et vous faites quoi, vous ?
LUI : Je travaille avec la camionnette de Madjid. Je vends des vêtements sur le bord de la route le soir. La journée, j’évite de sortir, à cause de mon coeur.
EMAD : Dites-moi… Vous n’avez pas le numéro de votre gendre, vous ?
LUI : Non… J’ai pas beaucoup de numéros…
EMAD : Vous venez de changer de téléphone ?
LUI : Non.
Emad va fermer la porte d’entrée à clé.
EMAD : Pourquoi votre gendre n’a pas votre numéro ? Vous lui avez dit de le demander à quelqu’un, non ?
LUI : J’en sais rien, moi… (Il se dirige vers la porte.) Je sais même plus où j’habite tellement je suis perturbé… (Il essaie d’ouvrir la porte.) C’est fermé ?
EMAD : Attendez. Attendez un peu. Vous pouvez enlever vos chaussures ?
LUI : Pour quoi faire ?
EMAD : Je veux voir vos pieds.
LUI : Je pourrais être ton père ! Laisse-moi partir !
EMAD : Ca va, c’est pas la peine de s’énerver. Retire tes chaussures, et je te laisserai partir.
LUI : Pourquoi je les retirerai ? Ouvre cette porte !
EMAD : (Il lui attrape le bras et l’amène s’asseoir sur un chaise.) Viens voir. Assieds-toi là et déchausse-toi. Assieds-toi. Assieds-toi. Allez, assis. Enlèves-les.
LUI : Je me sens pas bien…
EMAD : Je vais t’aider…
LUI : Je vais le faire. (Il pose sa chaussure gauche.)
EMAD : L’autre aussi.
LUI : D’accord. (Il pose sa chaussure droite.)
EMAD : Les chaussettes aussi.
LUI : Qu’est-ce que tu me veux ?
EMAD : Enlève-les. Je vais le faire pour toi. (L’autre essaie de résister.) Laisse-moi faire. Laisse-moi faire…
Emad découvre avec stupeur que le pied du vieil homme est enveloppé dans un bandage tâché de sang…
Extrait du film Le Client d’Asghar Farhadi (2016). N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez trouver le film sur ce lien : Le Client – Asghar Farhadi