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Dans sa pièce de théâtre À Vif, Kery James met en scène un concours d’éloquence qui sert en fait de prétexte à une dissertation sur la question suivante : « L’Etat est-il seul responsable de la situation actuelle des banlieues ?« . Sujet que l’on pourrait résumer, grosso modo, par : « La faute à qui ?«
Deux élèves-avocats s’affrontent en finale du prestigieux concours de la Petite Conférence : Soulaymaan Traoré, un Noir issu d’une banlieue difficile, et Yann Jareaudière, un Blanc qui a grandi dans les beaux quartiers. L’auteur va utiliser habilement ses personnages à contre-emploi.
Tandis que Yann se lance dans un réquisitoire contre l’Etat français, Soulaymaan invoque la responsabilité de chacun. Thèse et antithèse s’affrontent et les candidats annoncent la couleur :
YANN. – « En s’engageant en politique, chaque homme, chaque femme, accepte l’idée qu’il puisse être jugé responsable. »
SOULAYMAAN. – « la banlieue n’est pas une immense crèche à ciel ouvert peuplée de nouveau-nés ! »
Puis, le débat tourne à la psychanalyse. D’un côté, la posture de victimisation émanerait d’un sentiment personnel de culpabilité ; de l’autre, l’optimisme béat façon « Yes we can! » serait le résultat d’un succès égoïste. On raille l’adversaire, on le caricature.
Si l’on écoute Soulaymaan, Yann voudrait créer une taxe d’Indemnisation de Victimisation et de Dépendance totale des Banlieues Françaises. A en croire Yann, Soulaymaan est un « Bounty », noir à l’extérieur et blanc à l’intérieur… Tout cela rappelle la pratique de l’ego trip dans le rap, mais aussi les tirades victorieuses de Cyrano, dont Soulaymaan se revendique ouvertement (« Appelez-moi Cyrano »).
D’ailleurs, le rappeur pointe bientôt le bout de son nez, et c’est Kery James qui répond avec les paroles de sa chanson « Constat amer » :
« Je suis crevé, j’en ai marre de combattre les miens
Je ne serais pas étonné qu’ils me tuent de leurs propres mains
Nous, je veux y croire
Mais j’ai bien peur que ce « nous » ne soit illusoire
Tous adeptes du chacun pour soi
Personne ne nous respecte et je crois savoir pourquoi
On est avares et divisés »
Les rimes se mêlent à la prose, avant que les deux voix se juxtaposent, sans plus se répondre. Enfin, après avoir résumé leur position respective, l’un dans un « chant de la balle perdue », l’autre dans une « lettre à la République », Yann et Soulaymann se rejoignent dans une très académique question d’ouverture : « Est-ce que les Français ont les dirigeants qu’ils méritent ?« .
Même si l’on regrette cette synthèse quelque peu artificielle, elle résume bien l’esprit salutaire de la pièce et de l’engagement de Kery James. Il porte au théâtre une vraie réflexion sur la responsabilité politique des gouvernants et des citoyens. C’est en cela que sa copie mérite un accessit, car elle montre que tout n’est jamais noir ou blanc, mais, bel et bien, noir et blanc.
Et il ne s’agit pas là d’une simple pirouette rhétorique digne d’un concours d’éloquence ; au contraire, c’est une vraie philosophie. Car dès que l’on cesse de penser la réalité en polychrome, c’est la mort des cellules grises, et c’est aussi la fin de l’espoir.
Oui, il y a quelque chose de pourri au Royaume de France, et Maître Yann fait bien de souligner les injustices du système… Mais, attention, n’oublions pas non plus la leçon émancipatrice de Maître Soulaymaan (citant Julio Cortázar à l’appui) :
La lâcheté tend à projeter sur les autres la responsabilité qu’on refuse.