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Ivan Morane dans son adaptation théâtrale de La Chute d’Albert Camus (2015).
Le juge-pénitent Jean-Baptise Clamence se confesse à un autre homme qu’il a rencontré dans un bar d’Amsterdam. Tout au long du roman, il expose le caractère immoral de son existence, et son monologue coupable se transforme peu à peu en réquisitoire contre l’humanité.
Un jour vint où je n’y tins plus. Ma première réaction fut désordonnée. Puisque j’étais menteur, j’allais le manifester et jeter ma duplicité à la figure de tous ces imbéciles avant même qu’ils la découvrissent. Provoqué à la vérité, je répondrais au défi. Pour prévenir le rire, j’imaginai donc de me jeter dans la dérision générale. En somme, il s’agissait encore de couper au jugement. Je voulais mettre les rieurs de mon côté, ou du moins, me mettre de leur côté. Je méditais par exemple de bousculer des aveugles dans la rue, et à la joie sourde et imprévue que j’en éprouvais, je découvrais à quel point une partie de mon âme les détestait ; je projetais de crever les pneumatiques des petites voitures d’infirmes, d’aller hurler « sale pauvre » sous les échafaudages où travaillaient les ouvriers, de gifler des nourrissons dans le métro. Je rêvais de tout cela, et n’en fis rien, ou, si je fis quelque chose d’approchant, je l’ai oublié.
Toujours est-il que le mot mêle de justice me jetait dans d’étranges fureurs. Je continuais, forcément, de l’utiliser dans mes plaidoiries. Mais je m’en vengeais en maudissant publiquement l’esprit d’humanité ; j’annonçais la publication dénonçant l’oppression que les opprimés faisaient peser sur les honnêtes gens. Un jour où je mangeais de la langouste à la terrasse d’un restaurant et où un mendiant m’importunait, j’appelais le patron pour le chasser et j’applaudis à grand bruit le discours de ce justicier : « Vous gênez, disait-il, mettez-vous à la place de ces messieurs-dames, à la fin ! » Je disais aussi, à qui voulait l’entendre, que je regrettais qu’il ne fût plus possible d’opérer comme un propriétaire russe dont j’admirais le caractère : il faisait fouetter en même temps ceux de ses paysans qui le saluaient et ceux qui ne le saluaient pas pour punir une audace qu’il jugeait dans les deux cas également effrontée.
Je me souviens cependant de débordements plus graves. Je commençais à écrire une Ode à la police et une Apothéose du couperet. Surtout, je m’obligeais à visiter régulièrement les cafés spécialisés où se réunissaient nos humanistes professionnels. Mes bons antécédents m’y faisaient naturellement bien recevoir. Là, sans y paraître, je lâchais un gros mot : « Dieu merci ! » disais-je ou plus simplement « Mon Dieu… » Vous savez comme nos athées de bistrots sont de timides communiants. Un moment de stupeur suivait l’énoncé de cette énormité, ils se regardaient, stupéfaits, puis le tumulte éclatait, les uns fuyaient hors du café, les autres caquetaient avec indignation sans rien écouter, tous se tordaient de convulsions, comme le diable sous l’eau bénite.
Vous devez trouver cela puéril. Pourtant, il y avait peut-être une raison plus sérieuse à ces plaisanteries. Je voulais déranger le jeu, et surtout, oui, détruire cette réputation flatteuse dont la pensée me mettait en fureur. « Un homme comme vous… » me disait-on avec gentillesse, et je blêmissais. Je n’en voulais plus de leur estime puisqu’elle n’était pas générale et comment aurait-elle été générale puisque je ne pouvais la partager ? Alors il valait mieux tout recouvrir, jugement et estime, d’un manteau de ridicule. Il me fallait libérer de toute façon le sentiment qui m’étouffait. Pour exposer aux regards ce qu’il avait dans le ventre, je voulais fracturer le beau mannequin que je présentais en tous lieux. […]
Texte extrait de La Chute d’Albert Camus. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : La Chute — Albert Camus