La Compagnie Affable

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L’Astronome de Didier Von Cauwelaert : Mûre et Agnès

salle d'attente

Voici la scène d’exposition de L’Astronome de Didier Von Cauwelaert, une pièce créée en 1983 au Théâtre du Petit-Montparnasse. Deux femmes, Mûre et Agnès, se rencontrent dans la salle d’attente d’un psychanalyste, étrangement absent…

MURE (au bout d’un moment.). Vous attendez ?

AGNES. Non, non.

MURE (un peu surprise). Ah bon. (Un temps.) J’avais l’impression que vous attendiez.

AGNES. Oui.

Mûre la regarde d’une façon bizarre. Agnès sourit, placide. Un temps.

AGNES (tricotant). Je pense que ça doit être vous.

MURE. Pardon ?

AGNES. Que j’attendais.

MURE. Comment cela ?

AGNES. Il est cinq heures.

MURE. Et alors ?

AGNES. On devait se rencontrer à cinq heures.

Un temps. Mûre ôte ses lunettes noires, la regarde.

MURE. Je ne comprends pas.

AGNES. Eh bien… j’ai rendez-vous. Comme vous.

MURE. A cinq heures ? C’est encore une secrétaire qui n’a rien compris… Vraiment ! Quand on pense au nombre de chômeurs ! Et elle n’est même pas là, il n’y a personne, elle est allée prendre le thé… Ah ! non… Et j’avais peu d’être en retard ! (Sourire d’Agnès, qui la déconcerte. Elle va s’asseoir.) Vous habitez le quartier ?

AGNES. Oui.

MURE. Moi aussi, hélas ! Je voulais aller chez Rosen-Beaulieu, il paraît qu’il est extraordinaire, seulement il ne prend que des gens de son quartier. Je n’allais pas déménager. Et puis même, il paraît qu’il y a une liste d’attente, ça prend des années… Bientôt il faudra inscrire les enfants avant leur naissance. (Elle prend une cigarette, se ravise, la remet dans son sac.) Et à part ça, il est comment ? Ambrosetti…

AGNES. Ah, je ne sais pas. Je ne l’ai jamais vu.

MURE. Ah bon ? Vous aussi, c’est la première fois ?

AGNES. Non, non.

MURE. Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? En plus, il annule les rendez-vous ?

AGNES. Mais non, puisque nous sommes là.

MURE (se contenant). Bon alors, écoutez, j’ai pris rendez-vous avec le docteur Ambrosetti il y a quatre mois, hein? Bon. J’estime… je dis bien : j’estime… Non, au moins, euh… il est là ?

Agnès a un regard vers la porte du bureau.

AGNES. Oh, je ne pense pas.

MURE. Vous ne pensez pas. Et pourquoi, il est en retard, il est mort, il est malade ?

AGNES. Il est en analyse. En auto-analyse.

MURE. Qu’est-ce qu’il a ?

AGNES. De toute façon il ne reçoit plus que ses confrères. Ils s’analysent entre eux.

MURE. Et nous, alors ?

AGNES. Nous aussi. On s’analyse entre nous.

Un temps.

MURE. Alors, c’n est là…

AGNES. Oui. (Sourire.) Mais ce n’est pas plus désagréable.

MURE. Non, mais enfin c’est un peu inconséquent. Je prends rendez-vous avec un spécialiste, je remplis des fiches à n’en plus finir que j’envoie par la poste pour préparer l’entretien et…

AGNES. Oh ! ça, rassurez-vous, je peux vous dire que c’est bien fait. Ils mettent les fiches dans un ordinateur et c’est l’ordinateur qui sélectionne… d’après les personnalités, les problèmes de chacun. Et les gens complémentaires se rencontrent. C’est comme une agence matrimoniale.

MURE (la regarde). Et vous êtes complémentaire ?

AGNES (souriant). Faut croire…

MURE (ramassant son sac). Oui alors, c’est très gentil, mais je n’ai pas dépensé deux mille francs pour… pour… C’est un monde ! On ne peut plus aller nulle part ! Les avocats passent leur temps à défendre leurs confrères devant le Conseil de l’Ordre, les médecins se font soigner, les architectes se construisent des maisons… Et nous pendant ce temps on doit se mettre l’essence dans la voiture, on est obligés de se servir au restaurant, et quand on a mal à une dent on se l’arrache. On s’autogère, quoi. C’est ça, le communisme ?

AGNES (tricotant). Oui, ils n’auraient peut-être pas dû nationaliser les professions libérales.

MURE (vivement). Vous êtes contestataire ?

AGNES. Oh moi, vous savez… J’ai deux enfants.

Un temps.

MURE (poursuivant). Et c’est avec notre argent, encore. Un impôt de plus. Comme ça maintenant, même si on n’a pas besoin  d’un avocat, on le paie. C’este qu’ils appellent la solidarité. D’ailleurs plus personne n’a envie de travailler. Autrefois on voulait s’élever, maintenant on veut être couvert. Mais le nivellement par le bas, ça n’a qu’un temps, ils commencent à s’en rendre compte. Vous allez voir, pour remonter le niveau intellectuel, ils vont finir par nous balancer un impôt sur la connerie. Au lieu de déclarer les revenus, on fera des tests. Les gens iront dans un isoloir, répondre à un questionnaire. Ca remplacera les élections. ils ne voudront plus être cons, ça coûte trop cher, ils feront des efforts. Plus d’intellectuels, plus de professeurs : le fisc. (Un temps.) Moi j’étais socialiste à cause de la droite.

AGNES. Ils s’appellent Christophe et Guillaume.

MURE. Ah bon. (La regardant.) Hein ?

AGNES. Mes enfants.

Un temps. Mûre hésite à poser son sac.

Et vous pensez qu’on a quelque chose à se dire ?

AGNES. On va bien voir.

[…]

Extrait de L’Astronome Didier Von Cauwelaert, Papiers, 1986, p.5-7. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Voir aussi notre liste de textes et de scènes issus du théâtre, du cinéma et de la littérature (pour une audition, pour le travail ou pour le plaisir)

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Cette entrée a été publiée le 14 septembre 2017 par dans Audition / Casting, Cours de théâtre, Scènes (Dialogues), Théâtre, et est taguée , , , , , , , .
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