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Caroline Darnay (Madame Desforges) dans l’adaptation théâtrale de Florence Camoin en 2014.
Madame Desforges est persuadée que son amant, Octave Mouret, patron visionnaire du Bonheur des Dames, la trompe avec Denise, une simple vendeuse de son grand magasin. Pour en avoir le coeur net, la jalouse fait venir la jeune femme chez elle, prétextant des retouches sur un manteau, et tente d’humilier sa rivale devant Mouret. Denise attend patiemment dans un cabinet, le manteau dans les mains, après une première séance de retouches fastidieuse. Mme Desforges entre dans la pièce, suivie par Mouret…
MME DESFORGES : Voyons, ça va mieux marcher peut-être. Je veux que monsieur juge. Aidez-moi, mademoiselle.
Denise s’approche et lui remet le manteau. Henriette se tourne, s’étudie devant l’armoire.
MME DESFORGES : Est-ce possible ? Parlez franchement.
MOURET : En effet, madame, il est manqué. C’est bien simple, mademoiselle va vous prendre mesure, et nous vous en ferons un autre.
MME DESFORGES, vivement : Non, je veux celui-ci, j’en ai besoin tout de suite. Seulement, il m’étrangle la poitrine, tandis qu’il fait une poche, là, entre les épaules. (à Denise, sèchement) Quand vous me regarderez, mademoiselle, ça ne corrigera pas le défaut !… Cherchez, trouvez quelque chose. C’est votre affaire.
Denise recommence à poser des épingles.
MME DESFORGES : Mettez une épingle ici. Eh ! non, pas là, ici, près de la manche. Vous ne comprenez donc pas ?… Ce n’est pas ça, voici la poche qui reparaît… Et prenez garde, vous me piquez maintenant !
Mouret tâche vainement d’intervenir, pour faire cesser cette scène. Quand madame Desforges comprend qu’ils ne se trahiront pas, elle cherche autre chose, et invente de sourire à Mouret, de l’afficher comme son amant.
MME DESFORGES : Tenez, mon ami, regardez dans la boîte d’ivoire, sur la toilette… Vraiment ! elle est vide ?… Soyez aimable, voyez donc sur la cheminée de la chambre : vous savez, au coin de la glace.
Mouret va chercher les épingles.
MME DESFORGES, à Denise : Je ne suis pas bossue peut-être… Donnez votre main, tâtez les épaules, par plaisir. Est-ce que je suis faite ainsi ?
MOURET : Vous avez tort de vous entêter, madame, puisque je trouve moi-même que ce vêtement est manqué.
DENISE, en se relevant : Voilà, madame, tout ce que je puis faire.
MME DESFORGES, se regardant dans la glace : C’est une plaisanterie, mademoiselle. Il va plus mal qu’auparavant… Regardez comme il me bride la poitrine. J’ai l’air d’une nourrice.
DENISE, poussée à bout : Madame est un peu forte… Nous ne pouvons pourtant pas faire que madame soit moins forte.
MME DESFORGES, blêmit : Forte ! Forte ! Voilà que vous devenez insolente, mademoiselle… En vérité, je vous conseille de juger les autres ! Ce qui m’étonne, c’est que monsieur Mouret tolère une pareille insolence… Je croyais, monsieur, que vous étiez plus difficile pour votre personnel.
DENISE, plus calme : Si monsieur Mouret me garde, c’est qu’il n’a rien à me reprocher… Je suis prête à vous faire des excuses, s’il l’exige.
Mouret ne dit rien.
MME DESFORGES : C’est bien, monsieur, s’il faut que je souffre chez moi les insolences de vos maîtresses !… Une fille ramassée dans quelque ruisseau !
Quand Mouret voit les larmes qui se mettent à couler sur le visage de Denise, qui affiche une dignité muette et désespérée, il n’hésite plus. Dans une tendresse immense, il lui prend les mains et balbutie.
MOURET : Partez vite, mon enfant, oubliez cette maison. (Il plie lui-même le manteau. Mme Desforges s’étrangle de colère.) Attendez, remportez ce vêtement. Madame en achètera un autre ailleurs… Et ne pleurez plus, je vous en prie. Vous savez quelle estime j’ai pour vous. (Il accompagne Denise à la porte, qu’il referme ensuite.)
MME DESFORGES, s’écrase les lèvres contre son mouchoir : Alors, c’est cette fille que vous aimez ?
Mouret ne répond pas tout de suite, il marche de la fenêtre à la porte, en cherchant à vaincre sa violente émotion. Enfin, il s’arrête, et très poliment, d’une voix qu’il tâche de rendre froide.
MOURET : Oui, madame.
MME DESFORGES, s’abandonne en sanglots sur une chaise : Mon Dieu ! que je suis malheureuse !
Mouret la regarde quelques secondes, immobile. Puis, tranquillement, il s’en va. Elle, toute seule, pleure dans le silence, devant les épingles semées sur la toilette et sur le parquet.
Le texte original du roman a été adapté en courte scène de théâtre pour deux femmes et un homme. Extrait d’Au Bonheur des Dames, d’Emile Zola. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler une scène sans connaître l’oeuvre intégrale. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Au Bonheur des Dames – Emile Zola