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Planche de l’adaptation en BD de L’Arrache-coeur signée Morvan
Voilà un passage de L’Arrache-coeur dont la drôlerie absurde devrait vous séduire. Le psychiatre Jacquemort expose à Angel son projet de psychanalyse intégrale, dont le but est de voler leurs passions aux gens afin de remplir son vide intérieur. Angel essaie de rassurer le médecin en lui expliquant qu’envier les passions des gens est déjà une passion en soi, et les deux hommes se lancent dans une dissertation philosophique sur l’envie d’avoir envie, qui ferait pâlir Johnny…
JACQUEMORT. — Vous avez un joli jardin. Vous vivez ici depuis longtemps ?
ANGEL. — Oui. Deux ans. J’avais des désordres de conscience. J’ai raté pas mal de choses.
JACQUEMORT. — Il restait de la marge. Ce n’est pas fini avec ça.
ANGEL. — C’est vrai. Mais j’ai mis plus longtemps que vous à le découvrir.
JACQUEMORT. — On me dit tout. Je finis par savoir ce qu’il y a dans les gens. À propos, pourrez-vous m’indiquer des sujets à psychanalyser ?
ANGEL. — Il y en a plein. Vous aurez la nurse quand vous voudrez. Et les gens du village ne refuseront pas. Ce sont des gens un peu grossiers, mais intéressants et riches.
JACQUEMORT, se frottant les mains. — Il va m’en falloir des tas. Je fais une forte consommation de mentalités.
ANGEL. — Comment ça ?
JACQUEMORT. — Je dois vous expliquer pourquoi je suis venu ici. Je cherchais un coin tranquille pour une expérience. Voilà : représentez-vous le petit Jacquemort comme une capacité vide.
ANGEL. — Un tonneau ? Vous avez bu ?
JACQUEMORT. — Non. Je suis vide. Je n’ai que gestes, réflexes, habitudes. Je veux me remplir. C’est pourquoi je psychanalyse les gens. Mais mon tonneau est un tonneau des Danaïdes. Je n’assimile pas. Je leur prends leurs pensées, leurs complexes, leurs hésitations, et rien ne m’en reste. Je n’assimile pas ; ou j’assimile trop bien… c’est la même chose. Bien sûr, je conserve des mots, des contenants, des étiquettes ; je connais les termes sous lesquels on range les passions, les émotions, mais je ne les éprouve pas.
ANGEL. — Alors, cette expérience. Vous avez tout de même le désir de cette expérience ?
JACQUEMORT. — Certes. J’ai le désir de cette expérience. De quelle expérience au fait ? Voilà. Je veux faire une psychanalyse intégrale. Je suis un illuminé.
ANGEL, hausse les épaules. — Ça s’est déjà fait ?
JACQUEMORT. — Non. Celui que je psychanalyserai comme ça, il faudra qu’il me dise tout. Tout. Ses pensées les plus intimes. Ses secrets les plus poignants, ses idées cachées, ce qu’il n’ose pas s’avouer à lui-même, tout, tout et le reste, et encore ce qu’il y a par-derrière. Aucun psychanalyste ne l’a fait. Je veux voir jusqu’où on peut aller. Je veux des envies et des désirs et je prendrai ceux des autres. Je suppose que s’il ne m’en est rien resté jusqu’ici, c’est que je n’ai pas été assez loin. Je veux réaliser une espèce d’identification. Savoir qu’il existe des passions et ne pas les ressentir, c’est affreux.
ANGEL. — Je vous assure que vous avez au moins ce désir-là et que cela suffit à faire que vous ne soyez pas si vide.
JACQUEMORT. — Je n’ai aucune raison de faire une chose plutôt qu’une autre. Et je veux prendre aux autres les raisons qu’ils ont.
ANGEL. — Mon cher ami, permettez-moi de vous répéter qu’avoir envie des envies c’est déjà une passion suffisante. La preuve, c’est que cela vous fait agir.
JACQUEMORT, se met à rire. — Cela prouve cependant en même temps le manque d’envies.
ANGEL. — Mais non. Pour ne pas avoir de désirs ni d’orientations, il faudrait que vous eussiez subi un conditionnement social parfaitement neutre. Que vous soyez indemne de toute influence, et sans passé intérieur.
JACQUEMORT. — C’est le cas. Je suis né l’année dernière, tel que vois me voyez devant vous. Regardez ma carte d’identité.
ANGEL, examine la carte. — C’est exact. C’est une erreur.
JACQUEMORT, outré. — Écoutez-vous parler !…
ANGEL. — Ça se complète très bien. Il est exact que ce soit écrit, mais ce qui est écrit est une erreur.
JACQUEMORT. — J’avais pourtant une notice à côté de moi. « Psychiatre. Vide. À remplir. » Une notice ! C’est indiscutable. C’est imprimé.
ANGEL. — Alors ?
JACQUEMORT. — Alors vous voyez bien que ça ne vient pas de moi, ce désir de me remplir. Que c’était joué d’avance. Que je n’étais pas libre.
ANGEL. — Mais si. Puisque vous avez un désir, vous êtes libre.
JACQUEMORT. — Et si je n’en avais pas du tout ? Pas même celui-là ?
ANGEL. — Vous seriez un mort.
JACQUEMORT. — Ah zut ! Je ne discuterai plus avec vous. Vous me faites peur. (Après un temps.) Enfin, c’est le contraire. On n’est libre que lorsqu’on a envie de rien, et un être parfaitement libre n’aurait envie de rien. C’est parce que je n’ai envie de rien que je me conclus libre.
ANGEL. — Mais non. Puisque vous avez envie d’avoir des envies, vous avez envie de quelque chose et tout ça est faix.
JACQUEMORT, de plus en plus outré. — Oh ! Oh ! Oh ! Enfin, vouloir quelque chose, c’est être enchaîné à son désir.
ANGEL. — Mais non. La liberté, c’est le désir qui vient de vous. D’ailleurs… (Il s’arrête.)
JACQUEMORT. — D’ailleurs, vous vous payez ma tête, et c’est tout. Je psychanalyserai des gens et je leur prendrai des vrais désirs, des vouloirs, du choix et tout, et vous me faites suer.
ANGEL. — Tenez, faisons une expérience : essayez un instant avec sincérité de cesser complètement de désirer les envies des autres en l’occurrence. Essayez. Soyez honnête.
JACQUEMORT. — J’accepte.
Le psychiatre ferme les yeux, semble se détendre. Subtilement, une certaine transparence envahit ce qu’on voit de son corps, ses mains, son cou, sa figure.
ANGEL, murmure. — Regardez vos doigts…
Jacquemort voit à travers sa main. Puis, comme il se ressaisit, la transparence disparaît et il se solidifie à nouveau.
ANGEL. — Vous voyez bien. En pleine relaxation, vous n’existez plus.
JACQUEMORT. — Ah ! Vraiment vous vous leurrez. Si vous croyez qu’un tour de passe-passe va avoir raison de ma conviction… Expliquez-moi votre truc…
ANGEL. — Bien. Je suis heureux de voir que vous êtes de mauvaise foi et insensible à l’évidence. C’est dans l’ordre des choses. Un psychiatre doit avoir mauvaise conscience.
JACQUEMORT. — Votre femme a envie de vous voir.
ANGEL. — Vous n’en savez rien.
JACQUEMORT. — Je le pressens. Je suis un idéaliste.
Dialogue pour deux hommes (5 à 10 minutes environ). Extrait du roman L’Arrache-coeur de Boris Vian. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler une scène sans connaître l’oeuvre intégrale. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : L’Arrache-coeur – Boris Vian