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Jazzy Bazz voyage au bout de la Nuit

Jazzy Bazz Nuit album pochetteDeux ans après P-Town, « El Presidente » signe un nouvel album solo composé dans le brouillard de la Nuit. Posté devant sa fenêtre du XIXème, il contemple le « Crépuscule » : « Le soleil commence à décliner », au propre comme au figuré, et cède la place aux ombres de la rue, aux sentiments d’amour et d’amitié, aux souvenirs de jeunesse… L’« Insomnie » mène à la méditation, comme le dit Céline dans Mort à crédit : « Mon tourment à moi, c’est le sommeil. Si j’avais bien dormi toujours, j’aurais jamais écrit une ligne. » Même peine pour Jazz’ : « Seul le soir je tourne en rond / J’écris c’que j’ai dans la tête » (« Rue du soleil », feat. Monomite).

Bilan personnel à l’orée de la trentaine : « J’suis toujours dans le XIXème / J’me pète toujours la tête au rhum / J’serai un vrai bonhomme / Quand j’saurai dire je t’aime ». S’il embrasse ainsi les rimes, c’est que la musique est toujours sa « sortie de secours » : « J’ai tous mes sens allumés, le son me permet d’planer » (« Eternité », feat. Nekfeu). On peut se laisser submerger par le « spleen », mais le mieux est encore de compulser ses « angoisses sur la feuille » (« Rue du soleil »), en se laissant porter par les vibrations. Pas l’temps pour les regrets, il faut rester créatif. Et, pour affirmer l’urgence du moment présent, Nekfeu accélère la cadence :

« L’amour t’apprend / Que le printemps / Ne dure qu’un temps / Va-t’en ! / Pourquoi t’attends ? / T’as que vingt ans ! […] Pas l’temps ! / Fais-le maintenant ! »

Bien sûr, l’écriture n’efface pas tous les remords. Et la chaleur des « nuits d’été » ramène naturellement au besoin d’amour. C’est l’occasion d’une « déclaration » sensuelle à Leticia (sans a, ni e dans l’o, comme celle de Gainsbourg). Murmures de fond et tempo lascifs : « C’est difficile d’assumer cet amour à sens unique, / Leticia, j’t’en supplie, accorde-moi juste une nuit… » Derrière ses lunettes fumées, le faux macho hésite à se livrer : « J’aimerais coucher avec une femme que j’aime vraiment / Mais j’préfère éviter c’moment hyper gênant / Où j’te révèle que tu m’rends barge / Et tu me rembarres… ». Il se dit « prêt pour la monogamie » (« Cinq heures du matin »), mais on le sent prêt à tomber amoureux en attendant la bonne…

« Penser avec son coeur c’est être écervelé
L’amour est un échec qu’on aime renouveler »
(« Trompes de Fallope », P-Town, 2016)

Autre rêverie, dans laquelle Jazzy questionne sa prise d’altitude, « derrière le hublot » d’un « Buenos Aires – Paris » (« Gros dalleux depuis la naissance / J’me d’mande à quoi bon grimper / Vu qu’j’finirai par descendre »). D’abord, ses ailes lui inspirent quelques envolées d’ego-trip (« J’tournais en rond et j’ai tout raflé comme une tornade ! », « Retourne vendre des nuggets, laisse tomber »…etc.). Puis, l’instru se calme. Plus question de se monter la tête : on plane à nouveau (« J’me sens à l’aise, comme l’aigle en plein vol / Quand j’m’élève dans les airs, et qu’j’observe bien l’sol »). Et c’est un humble retour à Dieu (déjà remercié dans « Crépuscule » : « J’remercie Dieu car j’serai rien sans la musique »), et, enfin, à sa famille, qu’il célèbre dans la chanson « Parfum ». 

Face à la volatilité du succès, il y a en effet quelque chose de solide dans la mémoire olfactive : « Des odeurs qui rappellent des moments / Des souvenirs dont j’ressens le parfum / Des arômes assommants / Quand les vestiges se transforment en parpaings ».  Madeleines de Proust en version bétonnée. « Tout ça passe par mes narines, mais ça me prend au coeur » : « la bonne cuisine de la Nona », « l’odeur de la chapelure des milanesas », « l’odeur des bombes de peinture »… « Minuit » ne sonne pas l’heure du crime, mais celle où les sensations se mélangent : « L’ombre brûle / Sur la nuque / Où chantent les parfums / Sous les lunes / Amères brumes / Répandent les parfums » (1). 

« Des joies et des peines, des larmes et des sourires… »

Dehors, sous les yeux cernés, « les néons donne à la nuit des reflets d’incendie ». Dans ce « paysage vaporeux » n’apparaissent plus que des fantômes. Prisonnier de sa nostalgie, entre amitiés déçues et solitude maladive, le Parisien sèche. Alors il tue le temps en épiant sa belle depuis une lucarne de smartphone. Bref, la nuit commence à être longue. À « cinq heures du matin », son esprit imbibé d’alcool et de sommeil ne porte plus conseil (« J’avais un cerveau, mais j’l’ai perdu dans ce club de merde »). D’ailleurs, « les voisins ont appelé les flics ». La griserie de l’insomnie s’est éteinte avec le sound system. Le jour va bientôt se lever, et il n’y a plus qu’à aller se coucher… 

Jazzy Bazz clip Leticia album Nuit

Finalement, la phrase la plus importante de l’album, c’est peut-être ce « moi, t’as du mal à m’caser » (« El Presidente »). Car Nuit ouvre le rap à une multitude de registres musicaux, allant du jazz au shoegaze. Loubensky, Lonely Band, Sabrina Bellaouel, Bonnie Banane et Monomite font résonner le texte avec bien plus de profondeur que le cloud rap indigent que certains portent aux nues. La dernière fois que j’ai entendu une telle variété de prods, c’était sur un maxi du Pakkt, un crew à l’univers sonore foisonnant, que trop peu de gens connaissent. Mais la bonne nouvelle ici, c’est que Jazzy a déjà fait son trou. Espérons qu’il continue à colorer le game !

Jazzy Bazz, Nuit, 2018, 3.14 Production. (1) Jazzy Bazz, « Trompes de Fallope », P-Town, 2016. (2) C’est ce qu’on appelle la synesthésie. Baudelaire en donne un bel exemple dans son sonnet « Correspondances » : « Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité, / Vaste comme la nuit et comme la clarté, / Les parfums, les couleurs et les sons se mélangent. »

 

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Cette entrée a été publiée le 8 septembre 2018 par dans Rap, et est taguée , , , .
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