La Compagnie Affable

Textes & Scènes de Théâtre / Dialogues de Cinéma / Séries / Littérature / Philo / Poésie…

Zippo contre les Robots : Chronique d’un album néo-luddiste (10)

In girum imus nocte et consumimur igni guy debord film10ème épisode de notre chronique-feuilleton de l’album Zippo contre les Robots (lire le 9ème épisode) !

12. In girum imus nocte

À la vue de ces quatre mots latins, je flaire un jeu de pistes à la Dan Brown, et je m’apprête à décaper le morceau à la pierre de Rosette (1) ! Tout excité, je ferme les yeux, et répète la formule à voix haute comme une charade du Père Fourras, en surarticulant chaque syllabe de façon luchinienne, pour en extraire la signification cachée, ou faire apparaître quelque leprechaun… Et, comme ça ne donne rien, je décide finalement de lancer une requête sur le moteur préféré de Zippo (voir l’Épisode 1). Pouf ! En un clic, je découvre que la phrase complète, In girum imus nocte et consumimur igni, donne à peu près en VF : « Nous tournons en rond dans la nuit, et nous sommes consumés par le feu » (2), et que c’est aussi le titre d’un essai audiovisuel écrit et réalisé par Guy Debord.

En effet, après une première loop donnant une impression de rembobinage éternel, le rappeur cède la parole à l’auteur de La société du spectacle, qui déroule d’une voix monotone son réquisitoire contre le capitalisme : « Au réalisme et aux accomplissements de ce fameux système on peut déjà connaître les capacités personnelles des exécutants qu’il a formés. Et, en effet, ceux-ci se trompent sur tout, et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé. Ils n’en ignorent que la révolte. Ils ressemblent beaucoup aux esclaves. » 

Qu’est-ce que Debord veut dire par là ? Hé bien, il nous annonce tout simplement que la « lutte des classes » est revenue à son point de départ, et que les citoyens des démocraties de marché sont en fait les pires esclaves de l’Histoire ! Selon lui, les propriétaires des moyens de production ont trouvé un nouvel « opium » pour endormir la masse : le spectacle d’images. Ces images omniprésentes nous maintiennent dans une illusion de pouvoir et de liberté, alors qu’elles imposent un ordre social essentiellement inégalitaire, une vision déformée de la vie réelle, qui « n’est rien que l’économie se développant pour elle-même » (3).

« Le soulèvement n’aura pas lieu,
Ce soir y’a un match de Champion’s League »
(Vîrus, « Champions’ League », Faire-part, 2013)

Comprenez bien que le spectacle debordien n’est pas le show-business ; le capitalisme moderne a dépassé l’âge « du pain et des jeux ». C’est une propagande totalitaire qui recouvre tous les domaines de la vie humaine, et ambitionne de remplacer celle-ci. Il « concentre tout regard et toute conscience » (4) pour y implanter ses simulacres : « film du dimanche », « éternel flash info », « manuels scolaires », « maths », « magazine », « smartphone » (5) … tout est bon pour créer un « comportement hypnotique » (6) (là-dessus, voir l’Épisode 2), pour transformer le public en braves exécutants, pour changer les travailleurs en consommateurs compulsifs.

Voilà, selon Debord, comment le capitalisme moderne substitue son modèle au monde réel « directement vécu » (7), comment il entretient les classes inférieures dans « les superstitions spectaculaires qui correspondent aux intérêts de leurs maîtres » (8), comment il s’auto-alimente et fabrique la paix sociale.

« Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. » (9)

Et, quand le philosophe égrène dans le morceau « les misères et les humiliations » des esclaves modernes, il est difficile de tout rejeter en bloc… Que dire des emprunts immobiliers qui courent sur 30 ou 40 ans pour des citadins qui vivent le plus souvent « parqués en masse et à l’étroit » ? N’est-il pas vrai que la plupart des gens sont « mal nourris d’une alimentation polluée et sans goût » ? Peut-on encore ignorer qu’en navigant sur Internet nous sommes « continuellement et mesquinement surveillés » (10), et que nos informations personnelles sont revendues à prix d’or par les géants du web (voir l’Épisode 1)… ?

Gérard Depardieu reniflant un camembert industriel dans un supermarché. Image du film Mammuth de Benoît Delépine et Gustave Kervern (2010).

Gérard Depardieu reniflant un camembert industriel dans un supermarché. Image du film Mammuth de Benoît Delépine et Gustave Kervern (2010).

Et puis comment ne pas s’apercevoir qu’aujourd’hui, nous participons de plus en plus à ce spectacle ? Non seulement la « démocratisation » (le terme est amusant) des appareils audiovisuels et les « réseaux sociaux » ont décuplé notre consommation d’images et de vidéos, mais ils ont également alimenté notre besoin de représentation : le quotidien s’est peu à peu converti en myriades de selfies, de posts, et de stories… comme si ces productions était autant de gages solides d’existence. La jeunesse semble plus préoccupée par la construction de son image dans le cyberespace (largement dominé par les gloires du show-business et les marques internationales), que par ses conditions réelles d’existence. Elle prend les clichés de stars pour des morceaux de vie spontanés et innocents. Et c’est précisément le rêve de tout capitaliste qui se respecte…

Selena Gomez Instagram

Selena Gomez détient le record d’abonnés sur Instagram (142 millions).

Debord a eu une intuition géniale en observant l’arrivée des téléviseurs (aussi géniale que le « télécran » d’Orwell), et voici ce qu’il déclare au tout début d’In girum imus nocte et consumimur igni : « Je ne ferai dans ce film aucune concession au public », parce que, « quelle que soit l’époque, rien d’important ne s’est communiqué en ménageant un public. […] Et, dans le miroir glacé de l’écran, les spectateurs ne voient présentement rien qui évoquent les citoyens respectables d’une démocratie. » (11) Hé bien, avec la même intransigeance, dans cet interlude au rythme lénifiant, Zippo dit d’emblée merde à tous ceux qui s’imaginent qu’il « noircit l’tableau » (12) !

(1) Ancêtre de Reverso et Linguee, la « pierre de Rosette » a permis de déchiffrer les hiéroglyphes égyptiens. Cette stèle, redécouverte en 1799 par un soldat de Bonaparte, porte un texte gravé dans trois langues différentes : hiéroglyphes, égyptien démotique, et grec ancien. (2) Remarquez que cette formule est un palindrome, c’est-à-dire, une phrase qui peut se lire de gauche à droite comme de droite à gauche (lettre à lettre). Autre exemple de palindrome en français : « Ésope reste et se repose ». (3) (4) (6) (7) (9) La société du spectacle, Guy Debord, 1967. Le livre a été adapté en film en 1973, vous pouvez le trouver sur ce lien. (8) (10) (11) In girum imus nocte et consumimur igni, Guy Debord, 1978. (5) (12) Zippo, « La terre est plate », 2014.

Paroles extraites de la chanson « In girum imus nocte ». ZippoZippo contre les robots, Strange Fruit, 2018. Vous pouvez acheter l’album sur ce lien (site officiel de Zippo). Pour suivre les aventures de l’homme-briquet sur Facebook, c’est par ici.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :