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Scène comique extraite du téléfilm En présence d’un clown d’Ingmar Bergman (1997). Octobre 1925. Carl Akerblom, ingénieur obsédé par Franz Schubert, est interné à l’hôpital d’Uppsala, où il est soigné par le Docteur Egerman…
Dr. EGERMAN. — Bon, comment ça va, ici ?
L’INFIRMIÈRE. — Comme le patient se montrait inquiet et dépressif, je l’ai mis dans une chambre vide, pour qu’il soit un peu seul.
Dr. EGERMAN. — Bon. On va quand même aller le voir. (Il entre dans la chambre.) Bonsoir, monsieur Akerblom. (Le patient se jette sur son lit et fait semblant de lire un journal.) (À l’infirmière.) Vous pouvez peut-être attendre à l’extérieur…
L’INFIRMIÈRE. — Bien sûr, docteur Egerman.
Dr. EGERMAN. — Bonsoir, monsieur Akerblom.
M. AKERBLOM. — Bonsoir, docteur.
Dr. EGERMAN. — Vous me permettez de vous poser quelques questions ?
M. AKERBLOM. — Évidemment, docteur Egerman. (Le docteur s’assoit à côté du lit.) Mais je pose d’abord les miennes.
Dr. EGERMAN. — Bien sûr.
M. AKERBLOM. — Vous avez le temps, docteur ?
Dr. EGERMAN. — Pas longtemps.
M. AKERBLOM, se lève précipitamment. — Docteur, comment pensez-vous que Schubert se sentait ce matin d’avril, en 1823 ? Il avait neigé pendant la nuit, et le poêle s’était éteint… (Le docteur essaie de dire quelque chose.) Comment se sentait-il ? Il est assis sur le lit, vêtu de sa chemise de nuit, réchauffé par un grand gilet, des chaussettes de laine aux pieds. Entre ses genoux, il tient un pot de chambre, il va uriner. Comme cette affaire provoque une petite douleur, il a tiré sur le prépuce et dégagé le méat. Il découvre alors la plaie, située sur le bord du gland, une plaie indurée, qui n’était auparavant qu’une rougeur sombre, une plaie laide et douloureuse. À ce moment, Franz Schubert comprend. Il est exactement six heures, et les cloches de l’Église de la Trinité, toute proche, sonnent. À ce moment, Franz Schubert se rend compte qu’il est atteint de la syphilis. Je veux savoir ce que vous croyez qu’il ressent, docteur. Ce que ressent Franz Schubert, ce matin d’avril, assis sur le bord du lit, en regardant son pénis malade.
Dr. EGERMAN. — Mais, c’est difficile à deviner…
M. AKERBLOM. — La veille, il avait dîné chez son frère Ferdinand. C’était une soirée joyeuse. Il y avait de belles dames intelligentes, des hommes inventifs. On avait joué, fait de la musique, et chanté. Joie, danse, musique ! Puis, retour dans la nuit, sous la neige qui tombe en silence. De la joie, pas de beuverie ! Mais voilà la syphilis. Docteur Egerman, que croyez-vous que Franz Schubert ressente, là où il se trouve ?
Dr. EGERMAN. — Je crois qu’il se sent, en quelque sorte, couler…
M. AKERBLOM. — Couler ?
Dr. EGERMAN. — Oui, couler.
M. AKERBLOM. — Et pourquoi croyez-vous qu’il se sente couler ?
Dr. EGERMAN. — Parce que moi-même, je… (Il s’arrête.) Il s’abîme dans l’horreur. Il étouffe, il n’y a pas d’issue.
M. AKERBLOM. — Et aucune note de musique pour l’aider…
Dr. EGERMAN. — Aucune, non.
M. AKERBLOM. — Oui. Pire que tout ! (Il se rallonge.) Vous vouliez me poser des questions ?
Dr. EGERMAN. — Ah oui, oui… (Il reprend son bloc-notes.) Monsieur Akerblom, avez-vous conscience d’être malade, d’avoir une « faiblesse des nerfs », comme le dit votre journal ? Avec en plus : manies, visions, accès de colère, état de confusion, dépression, gaité inexplicable, remords, fantasmes sexuels, idées suicidaires, mégalomanie, hypocondrie, activités fécales infantiles… (Akerblom glousse.) Mais avant tout, bien sûr, la violence.
M. AKERBLOM. — C’est tout ?
Dr. EGERMAN. — Oui, ça doit être tout. Vous êtes ingénieur, et, pour vous, votre vraie profession est : « la vocation et la vision de l’inventeur » ?
M. AKERBLOM. — Depuis 29 ans, j’arrose de demandes le Bureau Royal des Brevets, mais il ne m’a accordé un brevet que deux fois !
Dr. EGERMAN. — Votre fiancée, mademoiselle Pauline Thibault, veut vous rendre visite…
M. AKERBLOM. — Non, non, non, non…
Dr. EGERMAN. — Elle dit que vous le lui avez interdit, monsieur Akerblom…
M. AKERBLOM. — Non, non, non, non…
Dr. EGERMAN. — Vous ne voulez pas parler d’elle ?
M. AKERBLOM. — Si possible, non.
Dr. EGERMAN. — Oserais-je demander pourquoi ?
M. AKERBLOM, se relève et crie. — Parce que cela me fait mal, docteur !
Dr. EGERMAN. — Elle ne peut pas vous voir ?
M. AKERBLOM, se remet à lire son journal. — Docteur, en arrivant, vous m’avez dit que vous étiez pressé. Je ne veux pas vous retenir.
Dr. EGERMAN. — Très bien. À bientôt, monsieur l’Ingénieur. (Il sort.)
M. AKERBLOM. — Docteur Egerman ! J’ai aimé ce que vous avez dit sur Schubert. Je veux dire, qu’il se sent couler…
Dr. EGERMAN. — Vous m’en voyez ravi. Bonne nuit.
M. AKERBLOM. — Bonne nuit, docteur.
Dialogue pour deux hommes extrait du téléfilm En présence d’un clown d’Ingmar Bergman (texte français tiré de la VF du site Mubi). N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler une scène sans connaître l’oeuvre intégrale. En ce moment, vous pouvez regarder le film sur Mubi (7 jours d’essai gratuit) en cliquant sur ce lien.