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Liv Ullmann (Eva) et Ingrid Bergman (Charlotte) dans Sonate d’automne.
Charlotte (Ingrid Bergman) est une pianiste de renommée internationale, qui donne des concerts aux quatre coins du monde. Eva (Liv Ullmann), sa fille, est une femme plus réservée, qui vit dans un presbytère isolé avec son mari Viktor, et sa cadette lourdement handicapée, Helena. Après le décès du compagnon de Charlotte, Eva décide d’inviter sa mère chez elle quelques jours. Mais, très vite, les blessures du passé ressurgissent… (La scène ci-dessous est très longue, comptez quinze ou vingt minutes, mais c’est une merveille de psychologie. Difficile de la couper, car elle donne à voir progressivement la violence et la monstruosité des rapports familiaux. Beaucoup de travail, donc, mais assurément un morceau de choix pour une audition publique ou pour un spectacle !)
EVA. — Maman ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Je t’ai entendu crier. Tu n’étais pas dans ta chambre.
CHARLOTTE. — Pardon de t’avoir réveillée, mais j’ai fait un cauchemar. J’ai rêve de…
EVA. — Oui ?
CHARLOTTE. — Je ne m’en souviens plus.
EVA. — Je vais te tenir compagnie.
CHARLOTTE. — Non merci, ma chérie. Je reste un peu ici, va te recoucher.
EVA. — D’accord.
CHARLOTTE. — Eva ?
EVA. — Oui, maman ?
CHARLOTTE. — Tu m’aimes bien, non ?
EVA. — Tu es ma mère.
CHARLOTTE. — En voilà une réponse.
EVA. — Tu m’aimes bien, toi ?
CHARLOTTE. — Je t’aime !
EVA. — Ce n’est pas vrai.
CHARLOTTE. — Rappelle-toi que j’ai interrompu ma carrière pour être auprès de papa et toi.
EVA. — Rappelle-toi que ton dos mal de dos t’empêchait de faire tes six heures de piano par jour. Tu étais de moins en moins bonne. C’est ce que disaient les critiques. Tu l’avais oublié ?
CHARLOTTE. — Eva…
EVA. — Va savoir ce qui était le pire. La période de la mère au foyer ou la période des tournées. Plus j’y pense, plus je réalise à quel point tu nous gâchais la vie.
CHARLOTTE, souriante. — Ce n’est pas vrai. Papa et moi étions très heureux. Josef m’aimait. J’aurais tout fait pour lui.
EVA. — Bien sûr ! Tu le trompais.
CHARLOTTE. — Ce n’est pas vrai ! J’étais toujours été franche avec ton père. Je suis tombée amoureuse de Martin, nous somme partis huit mois. Tu crois que… c’était une période facile ?
EVA. — En tout cas, c’est moi qui suis restée avec papa. C’est moi qui ai dû le consoler. C’est moi qui ai dû répéter que tu l’aimais malgré tout et que tu reviendrais. C’est moi qui ai lu tes lettres. Tes longues lettres tendres et amusantes, avec des anecdotes choisies, sur tes voyages passionnants. On était là, comme deux idiots, à lire tes lettres. Deux fois, trois fois. Pour nous, tu étais la plus merveilleuse des femmes.
CHARLOTTE. — Eva… Tu me hais.
EVA, bouleversée. — Je ne sais pas ! Te voilà ici, si vite. Je m’en étais fait une fête. Dieu sait ce que j’imaginais. Sans doute que tu étais seule et triste. Je ne sais pas, je suis perdue. Je croyais être adulte, avoir une vision lucide de toi et moi, de la maladie d’Helena, et de notre enfance. Et là, je m’aperçois que c’est le chaos. […] J’étais la poupée avec laquelle tu jouais quand tu avais le temps. Quand j’étais malade, ou que je n’étais pas sage, tu me rendais à la nourrice. Tu t’enfermais pour travailler. Il était interdit de te déranger. Je t’écoutais à travers la porte. À l’heure du café, j’osais enfin entrer, pour voir si tu existais vraiment. Tu étais toujours gentille, et, en même temps, absente. Quand je te parlais, tu répondais à peine. « Maman veut être tranquille. Va jouer dehors, il fait beau ». Comme tu étais parfaite, je voulais l’être aussi. Je faisais attention à mes habits, de peur de te déplaire. J’étais laide, maigre, anguleuse, avec de grands yeux de veau, de grosses lèvres, et pas de sourcils. Mes bras étaient trop fins, et mes pieds trop grands. Je me trouvais repoussante. Une fois, tu as dit : « Tu aurais dû être un garçon ». Et tu as ri, pour ne pas me blesser. Mais je l’étais, bien sûr. Venait le jour où tes valises étaient en bas de l’escalier, et tu parlais au téléphone dans une autre langue. Je priais Dieu pour qu’il arrive quelque chose qui t’empêche de partir. Mais tu partais toujours. Tu t’approchais de moi, tu m’embrassais, me serrais dans tes bras, m’embrassais encore, puis tu me regardais, et me souriais. Tu avais un parfum délicieux et mystérieux. Toi-même, tu étais mystérieuse. Déjà loin. Tu ne me voyais plus. Et puis, tu étais partie. Je pensais : « Mon coeur va s’arrêter, je vais mourir, ça fait trop mal, je ne serai plus jamais heureuse. Elle est partie depuis cinq minutes. Comment supporter ça deux mois ? » Je pleurais sur les genoux de papa. Il restait sans bouger, avec sa petite main douce sur ma tête. On ne voyait pas le temps passer. Il fumait sa vieille pipe, la fumée nous enveloppait. Parfois, il disait : « On va au cinéma ce soir ? », « Ce soir, il y aura de la glace pour le dessert. » Je me moquais de tout ça. J’étais en train de mourir. Les jours, les semaines passaient. On était doués pour la solitude. On parlait peu. Papa était toujours calme. Je ne le dérangeais jamais. Parfois, il paraissait soucieux. J’ignorais qu’il avait des problèmes d’argent. Quand j’arrivais, maladroite, son visage s’illuminait. On se parlait, ou alors il me caressait de sa petite main pâle. Parfois, il y avait oncle Otto qui venait boire un cognac. Il murmuraient tranquillement. Je me demandais même s’ils s’entendaient. D’autres fois, oncle Harry venait jouer aux échecs. Il régnait alors un silence particulier. On entendait le tic-tac des trois pendules dans la maison. Quelques jours avant ton retour, j’étais toute fiévreuse. J’avais peur de tomber malade. Je savais que tu craignais les gens malades. Quand tu arrivais, le bonheur était insupportable. Je n’arrivais pas à parler. Tu devenais impatiente et tu disais : « Eva n’est peut-être pas contente de revoir sa maman ». Je devenais rouge écarlate. Je transpirais. Je n’arrivais pas à parler. Je ne trouvais pas les mots. Tu t’étais emparée de tous les mots à la maison.
CHARLOTTE. — Eva, tu exagères…
EVA. — Laisse-moi finir. Je suis un peu ivre, mais si je n’avais pas bu, je n’aurais rien dit. Quand je n’oserai plus parler, parce que j’aurai honte, tu pourras t’expliquer. J’écouterai, et je comprendrai, comme je l’ai toujours fait. Je t’aimais, maman. C’était le plus important pour moi, mais je me méfiais de tes mots. Ils ne s’accordaient pas avec ton regard. Tu as une si belle voix. Quand j’étais petite, elle faisait vibrer tout mon corps. Mais instinctivement, je savais que tu n’étais pas sincère. Je ne comprenais pas tes mots. Le pire, c’est que tu souriais quand tu étais fâchée. Quand tu détestais papa, tu l’appelais « mon cher ami ». Et moi, quand je te fatiguais, « ma petite fille adorée ». (Elle se tait quelques secondes.) Quel silence.
CHARLOTTE. — Que veux-tu que je dise ?
EVA. — Tu pourrais te défendre.
CHARLOTTE. — À quoi bon ?
EVA. — Je n’en sais rien.
CHARLOTTE. — Tu me reproches d’être partie. Tu me reproches d’être restée. Tu n’as jamais compris quel enfer j’ai vécu ces années-là. J’avais mal au dos, je ne pouvais pas travailler, mes concerts étaient mauvais. Je devais annuler mes engagements. Pour moi, la vie n’avait plus de sens. En même temps, je culpabilisais d’être loin de papa et toi. Quel sourire ironique… J’essaie d’être sincère ! Je te donne ma version, fais-en ce que tu veux. Disons les choses une bonne fois pour toutes.
EVA, douce. — J’essaie de te comprendre…
CHARLOTTE. — J’étais à Hambourg. Pour jouer le 1er Concerto de Beethoven. Il n’est pas difficile. Ça s’était bien passé. Après, avec Schmiess, le chef d’orchestre, qui est mort maintenant, on est sortis manger, comme toujours. On avait bien mangé, bien bu. j’étais contente. Je n’avais presque plus mal au dos. Alors Schmiess m’a dit : « Pourquoi tu ne restes auprès de ton mari et de tes enfants, avec un statut respectable, au lieu d’affronter ces humiliations perpétuelles ? » Je l’ai regardé en riant, et j’ai dit : « J’ai si mal joué, ce soir ? » « Bien sûr que non, a-t-il répondu, mais je ne peux pas m’empêcher de penser au 18 août… 1934. Nous avons joué ce 1er Concerto à Linz, tu avais vingt ans. La salle était bondée. On a joué comme des dieux, l’orchestre était en feu. Après ça, le public nous a fait une standing ovation. Et les musiciens aussi. » Et puis, il a ajouté : « Tu avais une robe d’été rouge, et les cheveux jusqu’à la taille. » « Pourquoi tu te souviens de ça », ai-je demandé. « Je l’ai noté sur ma partition. Je note toujours mes plus grands moments. » Une fois rentrée à l’hôtel, je n’ai pas pu m’endormir. À 3 heures du matin, j’ai appelé papa, pour lui dire que j’avais décidé d’arrêter les tournées. Que je resterais désormais auprès de vous, en famille. Josef était fou de joie. Nous en pleurions d’émotion. On a parlé pendant deux heures. Voilà comment ça s’est passé. Cet été-là, nous étions heureux, n’est-ce pas ?
EVA. — Non.
CHARLOTTE. — Tu n’étais pas heureuse ?
EVA. — Non.
CHARLOTTE. — Mais tu disais que c’était merveilleux…
EVA. — Oui… Je ne voulais pas te blesser.
CHARLOTTE. — Et voilà… Qu’est-ce que j’avais fait ?
EVA, éclate. — J’avais quatorze ans, et, faute de mieux, tu as concentré toute ton énergie sur moi. Tu avais réalisé que tu m’avais négligée, alors tu voulais te rattraper. Je me suis défendue, mais je n’avais aucune chance. Tu me couvrais de tendres intentions, et de questions légèrement inquiètes. Pas un seul détail n’a échappé à ton amour énergique. J’avais le dos voûté, alors gymnastique. On faisait des exercices, pour soulager ton dos. Tu trouvais que mes cheveux longs étaient compliqués, alors tu les as coupés. J’étais affreuse ! Ensuite, c’était mes dents qui poussaient de travers. Il m’a fallu un appareil. J’étais grotesque ! Tu m’as dit que les grandes filles ne portaient pas de pantalons, alors tu m’as fait coudre des robes, sans me demander mon avis ! Je n’osais pas dire non, parce que je ne voulais pas te blesser. Tu m’imposais des livres, que je ne comprenais pas. Je les lisais et les relisais, parce qu’après, nous devions en discuter. Tu parlais, tu expliquais, je ne comprenais rien ! J’avais tellement peur que tu découvres ma bêtise. J’étais paralysée. Mais j’ai compris une chose : pas un millimètre de la personne que j’étais ne méritait d’être aimé ou même accepté. Tu étais obsédée ! J’étais de plus en plus terrifiée, anéantie. Je disais ce que tu voulais. Je copiais tes gestes, tes mouvements. Je n’osais plus être moi-même, même quand j’étais seule. Parce que je rejetais violemment tout ce qui me caractérisait. C’était atroce, maman ! Je tremble encore de tout mon corps, quand je pense à ces années-là. C’était atroce ! Je ne comprenais pas que je te haïssais, puisque j’étais convaincue qu’on s’aimait. Je ne pouvais pas te haïr, alors la haine s’est transformée en angoisse. Je faisais des cauchemars, je me rongeais les ongles. Je m’arrachais les cheveux. Je voulais pleurer, mais je n’y arrivais pas. J’étais muette. J’essayais de crier, mais je ne poussais que des grognements étouffés, qui me terrifiaient parce que je croyais que j’étais folle. Après, il y a eu Stefan…
CHARLOTTE. — Vous étiez trop jeunes pour avoir un enfant !
EVA. — J’avais dix-huit ans ! Stefan était adulte, on s’en serait sortis !
CHARLOTTE. — Vous n’y seriez jamais arrivés !
EVA. — Si ! On voulait cet enfant, mais tu as tout détruit entre nous !
CHARLOTTE. — C’est faux ! J’ai dit le contraire à Papa. J’ai dit qu’il fallait faire attention, qu’il fallait attendre. Tu ne voyais pas que ce Stefan était un imbécile…
EVA. — Tu sais toujours tout ! Tu étais là quand on parlait tous les deux ? Tu étais sous le lit quand on était ensemble ? Comment aux-tu dire ça ? T’es tu jamais intéressée à quelqu’un d’autre qu’à toi ?
CHARLOTTE. — Si tu l’avais vraiment voulu, tu n’aurais pas avorté !
EVA. — Je ne pouvais rien contre toi. J’avais peur, j’étais perdue. J’avais besoin d’aide !
CHARLOTTE, essaie de se défendre cette fois. — J’essayais de t’aider ! Avorter, c’était la seule solution. Du moins, je le croyais ! C’est affreux d’avoir porté cette haine en toi ! Pourquoi n’as-tu rien dit ?
EVA. — Parce que tu n’écoutes jamais. Parce que tu te dérobes toujours. Parce que tu es une invalide des sentiments. Parce qu’au fond tu nous détestes Helena et moi. Parce que tu es enfermée dans ta propre prison. Parce que tu es ton propre obstacle. Parce que je t’aimais. Parce que tu me trouvais répugnante, ratée et bête. Tu as réussi à me blesser à vie, comme tu t’es blessée toi-même. Tout ce qui était fragile, tu l’attaquais. Tout ce qui était vivant, tu l’étouffais. (Une pause.) Tu me parles de ma haine… Ta haine n’était pas moins vive. Elle est toujours aussi vive. J’étais petite, malléable… pleine d’amour. Tu m’as ligotée, parce que tu avais besoin de mon amour, comme de celui de tous ceux que tu rencontres. J’étais sans défense. Tout se faisait au nom de l’amour. Tu nous répétais que tu nous aimais, moi, Papa, et Helena. Tu maîtrisais si bien la voix et les gestes de l’amour. Les gens comme toi sont un danger mortel. On devrait les lettres hors d’état de nuire. (Une pause.) Mère et fille… quel terrible mélange… de sentiments… de désarroi… et de destruction. Tout est possible au nom de l’amour et de l’affection. Les blessures de la mère, la fille en héritera. Les méprises de la mère, la fille les paiera. Le malheur de la mère sera le malheur de la fille. Comme si on ne coupait jamais le cordon ombilical. Maman… Est-ce ainsi ? Le malheur de la fille est-il le triomphe de la mère ? Ma douleur, est-elle ton plaisir secret… ?
Dialogue pour deux femmes extrait du film Sonate d’automne d’Ingmar Bergman (texte français extrait de la VF du site Mubi). N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler une scène sans connaître l’oeuvre intégrale. En ce moment, vous pouvez regarder le film sur Mubi (7 jours d’essai gratuit) en cliquant sur ce lien.
Quel écriture! Monsieur Bergman merci!
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