La Compagnie Affable

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Causerie avec Anita Rochedy, traductrice de Paolo Cognetti

Anita Rochedy

Après avoir parcouru avec délice Les Huit Montagnes de Paolo Cognetti, j’ai voulu rencontrer quelqu’un à qui je dois ce magnifique voyage transalpin : Anita Rochedy, la traductrice du roman ! Depuis sa vallée suisse, Anita nous parle de ce travail délicat d’interprète, qui consiste à dire, comme le résume si bien Umberto Eco, « presque la même chose »…  

V.M. : Sur votre site, on peut lire que vous êtes « entrée en traduction » en 2016 avec Le Garçon sauvage de Paolo Cognetti… c’est une sérieuse ellipse temporelle ! Pourriez-vous nous parler de toutes les portes que vous avez poussées avant cette entrée « officielle » en traduction ? D’où vous est venue cette envie de traduire ? A quand remonte votre première traduction officieuse ? 

A.R. : Cette entrée « officielle » a été miraculeuse, au sens où Le Garçon sauvage était la toute première traduction que je proposais à une maison d’édition, et tout s’est fait très rapidement : il m’a suffi d’envoyer un résumé du livre, accompagné évidemment des premières pages traduites, pour décrocher un rendez-vous chez les éditions Zoé et me retrouver devant cette fameuse porte du 11 rue des Moraines… L’ellipse n’est donc pas si grande. Avant cela, il y a eu les portes coulissantes automatiques d’une école de traduction, à Genève, puis celles, virtuelles, du Centre européen de traduction littéraire. 

Ma première traduction « officieuse », je la dois à une amie qui avait besoin d’un coup de main pour son fanzine et m’avait demandé de lui traduire une longue interview en anglais d’un groupe punk israélien dont j’ai oublié le nom. C’était ma « première publication » et même si le nombre d’exemplaires était dérisoire, cette expérience a été décisive, car quand j’y pense, c’est sans doute influencée par la scène DIY dans laquelle je baignais à l’époque que m’est venue l’envie de traduire : tout le monde s’activait, écrivait son fanzine, cuisinait pour trente, ouvrait des lieux, organisait des concerts, des débats… En traduisant, j’avais (et j’ai encore) le sentiment de m’inscrire dans cet esprit de partage et d’heureuse agitation.

V.M. : Avez-vous un héritage multiculturel ou est-ce que c’est votre curiosité qui vous a poussée vers les langues – et les cultures qu’elles portent ? Combien de langues parlez-vous ? 

A.R. : On ne parlait que le français dans ma famille, mais l’idée que nous avions des origines italiennes du côté de mon père était très présente et m’a influencée lorsque j’ai dû choisir… L’anglais et l’italien étaient plus des langues « buissonnières » que des langues étrangères : c’est ma curiosité et mon envie d’ailleurs qui m’ont poussée à les faire miennes. Je n’ai jamais vraiment eu l’impression de les apprendre, contrairement à l’allemand, que j’ai rajouté longtemps après. En tout, je parle donc quatre langues.

V.M. : La traduction demande-t-elle une gymnastique intellectuelle et culturelle permanente ? C’est pour ça que vous vous êtes installée en Suisse ? 

A.R. : La traduction demande une grande curiosité, mais je ne parlerais pas de gymnastique, en tout cas pas pour moi : je traduis des langues relativement proches qui sont utilisées de part et d’autre des mêmes montagnes. Les réalités décrites sont très semblables. Même si ce n’est pas toujours simple, je relativise mes difficultés depuis que j’ai échangé avec quelques-uns des trente traducteurs et traductrices des Huit montagnes qui vivent dans des réalités totalement différentes ! Vivre en Suisse me permet de faire constamment la navette entre les cultures italienne, française et allemande, sans avoir à choisir, mais si je vis de ce côté des Alpes aujourd’hui, c’est surtout le résultat du hasard, des rencontres que j’ai faites et de la stabilité que j’y ai trouvée. 

V.M. : En quoi l’écriture de Paolo Cognetti vous intéresse-t-elle particulièrement ?

A.R. : Je retrouve dans l’écriture de Paolo Cognetti des thèmes qui font écho aux miens (l’ancrage, le détachement, la mémoire, le territoire, la fascination pour la montagne, la liberté qu’on y trouve…). Le traduire, c’est comme faire un bout de chemin avec un guide qui connaît le terrain comme sa poche mais nous laisse deviner où va le sentier : on en ressort grandi. Avec Sans jamais atteindre le sommet, qui sortira bientôt, son écriture m’a emmenée sur un territoire qui m’était jusqu’alors inconnu et vers des thèmes qui m’étaient moins familiers. C’était beau aussi de le suivre et de se laisser surprendre. Pourvu que ça continue, et qui sait, que j’embarque bientôt pour New York, à laquelle il a consacré deux livres !

Anita Rochedy et Paolo Cognetti

Anita Rochedy et Paolo Cognetti

V.M. : Pendant le travail de traduction, êtes-vous en contact permanent avec l’auteur ? De quoi parlez-vous, par exemple ?

A.R. : Permanent, non, mais jusqu’à présent, j’ai toujours pu compter sur les auteurs que je traduisais, ce qui est une grande chance ! Je peux avoir besoin de connaître les livres qui ont nourri l’écriture d’un ouvrage, demander des précisions sur un outil, un geste ou l’intention d’un personnage. Comme ils lisent plus ou moins le français, j’ai pris l’habitude de leur envoyer ma version finale pour qu’ils s’approprient le texte et vérifient certaines choses non dites qui leur tiennent à cœur (ça relève plutôt du symbolique, et ça m’aide à lâcher prise avant d’envoyer la version finale). Avoir la confiance et l’appui de mes auteurs me conforte dans certains choix de traduction, et le texte gagne ainsi en radicalité et en force. On dit que le métier de traducteur est très solitaire, mais on oublie que cela apporte aussi de grandes et belles rencontres. 

V.M. : Dans Les Huit Montagnes, on trouve un vocabulaire montagnard assez pointu, est-ce que le traducteur reste toujours à côté de son dictionnaire ? 

A.R. : Le dictionnaire n’a pas réponse à tout mais il aide beaucoup, je pense notamment à celui des Mots de la montagne, de Sylvain Jouty (Belin, 2006), qui m’a donné des pistes pour Les Huit montagnes et Le Garçon sauvage. Après, ce sont surtout les lectures parallèles qui nourrissent la traduction et confortent notre choix d’opter pour un mot plutôt qu’un autre. J’ai la chance que Paolo Cognetti rende hommage à ses maîtres d’écriture. Quand on marche dans ses traces, on gagne à refaire son cheminement de lecture (en tout cas une partie), ce qui permet d’inscrire la traduction dans la même démarche d’hommage et de citation que l’original, et de conserver l’ancrage, la filiation du texte. Je n’étais donc pas seulement à côté de mon dictionnaire, mais de toute une pile de bouquins.

V.M. : Est-ce qu’il y a des mots ou des expressions véritablement intraduisibles (qu’on doit laisser en version originale, expliquée avec une note de bas de page) ?

A.R. : L’intraduisible, c’est un peu la dernière frontière, ça vaut toujours la peine d’essayer de la faire reculer. Cela dit, il n’y a pas de règle, le traducteur décide au cas par cas s’il y a lieu de laisser un mot en V.O., si une explication s’impose ou si le contexte suffit… 

V.M. : Peut-on traduire de la poésie ? N’est-il pas illusoire de vouloir reproduire une musicalité d’une langue à l’autre ?

A.R. : Bien sûr qu’on peut traduire de la poésie ! Je m’y suis moi-même risquée avec le recueil Nouveaux jours de poussière, de Yari Bernasconi, paru aux Éditions d’en bas. Je m’étonne toujours qu’on se pose beaucoup moins la question pour la prose, alors que la musicalité joue un rôle tout aussi important. De mon point de vue, il n’y a rien d’illusoire à vouloir donner à lire et à apprécier quelque chose qui, autrement, serait totalement inaccessible. Pour la prose comme pour la poésie, il ne s’agit pas tant de « reproduire » que de retrouver la formule magique de l’original, mais ce qui est magique, ce qui « fait texte » est très personnel. On gagnerait à avoir plusieurs traductions comme on a plusieurs interprétations d’un même concerto, mais cela supposerait de revoir notre rapport à la littérature traduite. 

V.M. : Est-ce que vous écrivez aussi « vos » textes ? Ou est-ce que vous vous concentrez sur le travail de traduction ? 

A.R. : Même s’il m’est déjà arrivé d’écrire sur ma démarche, et que l’exercice m’a plu et m’a permis d’avancer, pour le moment, je me concentre plutôt sur la traduction et la découverte de nouvelles plumes.

V.M. : Quand vous parlez d’une femme, vous dites « auteur », « auteure » ou « autrice » ?

A.R. : Je préfère parler d’autrice. C’est plus cohérent, surtout quand il y a « traductrice » pas loin. Vivement que ça rentre dans l’usage !

V.M. : Qu’est-ce que vous pensez de l’écriture inclusive ? Pensez-vous l’inclure un jour dans vos traductions ? 

A.R. : Je trouve juste que des personnes s’activent pour que la langue reflète enfin des réalités jusque-là invisibilisées. On en revient aux frontières, ce n’est pas parce qu’elles sont posées qu’il ne faut pas les remettre en cause. J’aimerais beaucoup que le pronom « iel » entre dans le dictionnaire, par exemple : non seulement parce que des personnes peuvent se reconnaître dans cet entre-deux et y trouver un soulagement, mais aussi parce que le « tout il » commence sérieusement à devenir gênant.

Je n’aurais aucun problème à adopter l’écriture inclusive si le texte ou le contexte éditorial s’y prêtait, au contraire.

V.M. : Comment peut-on juger de la qualité d’une traduction sans connaître la langue et le style de l’auteur original ? 

A.R. :  Je serais tentée de répondre que c’est impossible : c’est comme goûter un dessert d’un pays dont on ignore tout de la culture gastronomique. On pourra dire s’il nous plaît ou non, et c’est légitime, mais pour juger de la qualité, il faudrait savoir si ses ingrédients ont été préparés en bonne et due forme, s’il s’inscrit dans une tradition spécifique ou la transgresse, s’il a été servi à bonne température, s’il est croustillant ou gluant à souhait…  On peut évidemment trouver des défauts (des grumeaux, des restes de coquilles, voire des noyaux) et en tirer des conclusions, mais pour le reste, si on ne maîtrise pas le sujet, on gagne toujours à aller voir ce qui se passe dans les cuisines avant de se risquer à critiquer un plat.

V.M. : Quelle est la plus belle traduction en français que vous ayez lue ? 

A.R. : La plus belle traduction, c’est toujours celle qui vient, qui doit encore s’écrire et dont on ignore tout…

V.M. : Le mot de la fin ? 

« On peut choisir sa route, mais on ne commande pas au vent. » d’Anne Dufourmantelle dans Éloge du risque : parce que j’ai choisi la traduction et me demande bien où mon prochain texte me portera.

Paolo Cognetti Les Huit Montagnes livre de pocheJe remercie infiniment Anita Rochedy d’avoir pris le temps de répondre à mes questions. Vous pouvez suivre son travail ici. Et, bien sûr, je vous recommande de lire Les Huit Montagnes, c’est un vrai régal dans le fond et la forme ! (Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer chez votre libraire le plus proche via ce lien Place des Libraires : Les Huit Montagnes de Paolo Cognetti, traduit de l’italien par Anita Rochedy, éd. Le Livre de Poche.)  

Un commentaire sur “Causerie avec Anita Rochedy, traductrice de Paolo Cognetti

  1. Pingback: Ups and downs | Lise Capitan Gilbert Traductrice

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Cette entrée a été publiée le 18 avril 2019 par dans Interviews, Littérature, et est taguée , , , , .
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