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Raymond Chandler
Voici un petit texte sur la télévision extrait de la correspondance de l’écrivain américain Raymond Chandler, auteur de nombreux romans policiers et de scénarios immortalisés par Hollywood (Le Grand Sommeil, Assurance sur la mort, L’Inconnu du Nord-Express, Le Dahlia Bleu…). Nous sommes en novembre 1950…
Cher Charlie,
Peut-être qu’en un sens, plus la télévision est mauvaise, meilleur c’est. On me dit que beaucoup de gens la regardent qui depuis longtemps n’écoutaient plus la radio. Peut-être qu’au bout d’un moment, un nombre assez grand de ces gens comprendra que ce qu’ils regardent en fait, c’est eux-mêmes.
La télévision est en somme ce que nous avons attendu toute notre vie. Il fallait faire un certain effeort pour aller au cinéma. Il fallait que quelqu’un garde les enfants. Il fallait sortir la voiture du garage. C’était du travail. Puis il fallait conduire et se garer. Parfois, il fallait même faire un demi pâté de maison à pied jusqu’au cinéma. Ensuite, des gens avec des grosses nuques épaisses venaient s’asseoir devant vous, ça vous rendait nerveux.
La lecture demandait moins d’efforts physiques, mais il fallait se concentrer un peu. Même quand on lisait un roman policier, une histoire de cow-boys, ou de cape et d’épée. De temps en temps, on trébuchait même sur un mot de trois syllabes… ça fatigait bigrement le cerveau !
La radio, c’était déjà mieux. Mais il n’y avait rien à regarder. Le regard errant dans la pièce, on risquait de se mettre à penser à autre chose. Des choses auxquelles on ne voulait pas penser. Il fallait montrer un peu d’imagination pour se bâtir une image de ce qui se passait juste par le son.
Mais, la télévision, c’est parfait. On tourne quelques boutons, réglages mécaniques à la portée des singes les plus évolués. Et puis, on s’assoit confortablement, et on vide son esprit de toute pensée. Et on regarde les bulles dans le limon des premiers âges. On n’a même pas besoin de se concentrer. On n’a pas besoin de réagir. On n’a pas besoin de se souvenir. Le cerveau ne fait pas défaut puisqu’on ne s’en sert pas. Le coeur, le foie et les poumons continuent à fonctionner normalement. À part cela, tout est paisible et calme. C’est le nirvana du pauvre. Et si un mauvais esprit vient vous dire que vous ressemblez à une mouche collée sur une poubelle, ne faites pas attention. C’est qu’il n’a pas problement pas de quoi s’acheter un poste de télévision.
Bien à vous,
Ray
Raymond Chandler, Lettres, Editions 10/18. Lettre du 22 novembre 1950, à Charles Norton (rédacteur de la revue The Atlantic Monthly). Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Leslibraires.fr : Raymond Chandler — Lettres Tome I