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Louis Jouvet dans le film Topaze (1933).
Extrait truculent de la célèbre autobiographie de Sartre. Placé par son grand-père à l’école publique, le petit Jean-Paul découvre le ridicule de l’habitus et la conscience de classe à travers un vulgaire graffiti…
Nous passâmes quelque temps à Arcachon et je fus à l’école communale : les principes démocratiques de mon grand-père l’exigaient. Mais il voulait aussi qu’on m’y tînt à l’écart du vulgaire. Il me recommanda en ces termes à l’instituteur : « Mon cher collègue, je vous confie ce que j’ai de plus cher. » M. Barrault portait une barbiche et un pince-nez : il vint boire du vin de muscat dans notre villa et se déclara flatté de la confiance que lui témoignait un membre de l’enseignement secondaire. Il me faisait asseoir à un pupitre spécial, à côté de la chaire, et, pendant les récréations, me gardait à ses côtés. Ce traitement de faveur me semblait légitime ; ce que pensaient les « fils du peuple », mes égaux, je l’ignore : je crois qu’ils s’en foutaient. Moi, leur turbulence me fatiguait et je trouvais distingué de m’ennuyer auprès de M. Barrault pendant qu’ils jouaient aux barres.
J’avais deux raisons de respecter mon instituteur : il me voulait du bien, il avait l’haleine forte. Les grandes personnes doivent être laides, ridées, incommodes ; quand elles me prenaient dans leurs bras, il ne me déplaisait pas d’avoir un léger dégoût à surmonter : c’était la preuve que la vertu n’était pas facile. Il y avait des joies simples, triviales : courir, sauter, manger des gâteaux, embrasser la peau douce et parfumée de ma mère ; mais j’attachais plus de prix aux plaisirs studieux et mêlés que j’éprouvais dans la compagnie des hommes mûrs : la répulsion qu’ils m’inspiraient faisait partie de leur prestige : je confondais le dégoût avec l’esprit de sérieux. J’étais snob. Quand M. Barrault se penchait sur moi, son souffle m’infligeait des gênes exquises, je respirais avec zèle l’odeur ingrate de ses vertus.
Un jour, je découvris une inscription toute fraîche sur le mur de l’école, je m’approchai et lus : « Le père Barrault est un con. » Mon coeur battit à se rompre, la stupeur me cloua sur place, j’avais peur. « Con », ça ne pouvait être qu’un de ces « vilains mots » qui grouillaient dans les bas-fonds du vocabulaire et qu’un enfant bien élevé ne rencontre jamais ; court et brutal, il avait l’horrible simplicité des bêtes élémentaires. C’était déjà trop de l’avoir lu : je m’interdis de le prononcer, fût-ce à voix basse. Ce cafard accroché à la muraille, je ne voulais pas qu’il me sautât dans la bouche pour se métamorphoser au fond de ma gorge en un claironnement noir. Si je faisais semblant de ne pas l’avoir remarqué, peut-être rentrerait-il dans un trou de mur. Mais, quand je détournais mon regard, c’était pour retrouver l’appellation infâme : « le père Barrault » qui m’épouvantait plus encore : le mot « con », après tout, je ne faisais qu’en augurer le sens ; mais je savais très bien qui on appelait « père Untel » dans ma famille : les jardiniers, les facteurs, le père de la bonne, bref les vieux pauvres. Quelqu’un voyait M. Barrault, l’instituteur, le collègue de mon grand-père, sous l’aspect d’un vieux pauvre. Quelque part, dans une tête, rôdait cette pensée malade et criminelle. Dans quelle tête ? Dans la mienne, peut-être. Ne suffisait-il pas d’avoir lu l’inscription blasphématoire pour être complice d’un sacrilège ? Il me semblait à la fois qu’un fou cruel raillait ma politesse, mon respect, mon zèle, le plaisir que j’avais chaque matin à ôter ma casquette en disant « Bonjour, Monsieur l’Instituteur » et que j’étais moi-même ce fou, que les vilains mots et les vilaines pensées pullulaient dans mon coeur. Qu’est-ce qui m’empêchait, par exemple, de crier à plein gosier : « Ce vieux sagouin pue comme un cochon. » Je murmurai : « Le père Barrault pue » et tout se mit à tourner : je m’enfuis en pleurant. Dès le lendemain, je retrouvai ma déférence pour M. Barrault, pour son col de celluloïd et son nœud papillon. Mais quand il s’inclinait sur mon cahier, je détournais la tête en retenant mon souffle.
Les mots, Jean-Paul Sartre. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Les mots – Jean-Paul Sartre