La Compagnie Affable

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La dérangeante Histoire vécue d’Artaud-Mômo

Histoire vécue d'Artaud-Mômo Gérard Gelas Damien Rému Théâtre des MathurinsDimanche 14h55, au Théâtre des Mathurins. Autour de moi, des pipelettes chenues piaillent et jacassent : « Oh c’est là que j’avais acheté la cage de mon lapin ». Je surprends aussi un « C’est sur Paris ? », elles parlent sûrement d’escalader la butte Montmartre… Puis une autre dame observe : « La grosse mode (Luchini s’exclamerait probablement : « C’est E-NOR-ME ce grosse mode ! ») c’est de moderniser le classique ». Je savais que je partageais certaines préoccupations avec le troisième âge. Mais trêve de bavardages ! L’Histoire vécue d’Artaud-Mômo, qui reconstitue la conférence dérangeante donnée par l’artiste au Vieux Colombier en janvier 1947, est une création du Théâtre du Chêne Noir de Gérard Gelas, c’est du sérieux !

Damien Rémy nous plonge d’emblée dans un indicible malaise en rejouant l’entrée d’un Antonin Artaud lessivé par une décennie d’asile. Il se traîne comme un vieillard cacochyme, porté par les soubresauts de ses tics nerveux, sur la scène, incapable de parler. Trois  minutes d’extrême sensibilité silencieuse qui me donnent l’occasion d’étudier sa physionomie. L'histoire vécue d'Artaud-Mômo théâtre des Mathurins Gérard Gelas Damien RémyDes cheveux filasses pendent maintenant de part et d’autre de ce grand front ridé. Ses yeux brillent d’un éclat inquiétant sous le sourcil. Il a des airs de bête traquée. On dirait qu’il a mangé sa propre bouche (en fait édentée) pour éviter de dire encore cette vérité cachée, cet « occulte vrai », qu’on lui a fait ravaler à coups d’électrochoc :

Sous la conscience, une autre

Il est « interdit d’y faire allusion sous peine d’être taxé de délire, d’hallucination, de persécution ». Qui veut « l’endormir à l’électricité » ? Le Docteur Gaston Ferdière de l’hôpital psychiatrique de Rodez, où le poète est interné de 1943 à 1946. Le comédien chuchote le nom du médecin, amplifié par un petit micro placé sur la poitrine, à la manière de Yann Karaquillo dans son adaptation théâtrale de Pseudo (vu au Festival Off d’Avignon l’été dernier), roman dans lequel Romain Gary-Emile Ajar évoque avec humour un psychiatre inventé, le Docteur Christianssen. A la différence que Ferdière n’a rien d’une fée électricité. Antonin Artaud vieuxArtaud articule de façon désarticulée, alternant voix rauque et cris haut perchés, ses doigts se tordent dans des convulsions répressives, il halète, il s’étrangle, il s’étouffe, il suffoque… Il revit cette « mort sous un électrochoc » survenue en février 1943, un coma d’une heure et demi « médicalement constaté ». C’est un mort-vivant qui se déclare condamné au mutisme par la médecine « analytique ».

Antonin Artaud hait cette pseudo-science à étiquettes qui méconnaît son mal et choisit des traitements pour lui (lire sur ce sujet « Les Malades et les Médecins »). Il se défend d’ailleurs d’être un toxicomane-artiste, et s’auto-diagnostique comme un malade-toxicomane, dont la vie est impossible sans opium. Les affections nerveuses et l’angoisse dont il souffre terriblement depuis l’adolescence l’ont plongé dans la dépendance. Sans opium (le laudanum était alors utilisé pour traiter les maladies nerveuses comme les cas de colique), il est en proie aux névralgies, à un « vide inépuisable », à « la perte de tout sentiment à peine éclos »… Et quand il part chez les indiens Tarahumaras au Mexique, qui pratiquent la purge de l’esprit avec un petit cactus hallucinogène, c’est qu’il entame volontairement sa descente en « enfer » :

Je n’allais pas au peyotl en curieux, mais, au contraire, en désespéré ; pour arracher un dernier lambeau d’espérance. Je ne voulais pas entrer dans un monde neuf, mais sortir d’un monde faux.

Il ne recherche pas de paradis artificiels, qui ne sont que des pléonasmes de la société. C’est là un rejet de la médecine occidentale qui n’est qu’une autre institution rationnelle – parmi la religion, l’éducation, la police…- refoulant la « sensibilité profonde ». Il vitupère contre une « société de castrats imbéciles et sans pensée ». La socialisation nous prive, dit-il, du véritable « âge de raison ». Et le théâtre européen n’échappe pas à cette « infection » de la conscience :

Je suis l’ennemi du théâtre.

Il n’y a qu’un seul théâtre valable à ses yeux, celui qui ramène l’esprit « vers la source de ses conflits », la nécessité intérieure, ce qu’il appelle le « théâtre de la cruauté ». Ce n’est pas un concept qu’il invente, ce théâtre « ne date pas d’aujourd’hui » et trouve sa provenance chez Eschyle, Euripide, Villon, Baudelaire, Lautréamont… Comme un saumon remonte la rivière pour la survie de l’espèce, Artaud effectue un voyage dangereux vers notre cerveau archaïque, aux confins du raisonnable. Il y a quelque chose là-dedans qui rappelle le Christ Rédempteur – quoi qu’en disent ses psychiatres successifs – car nous sommes tiraillés avec lui entre délires schizophrènes et fulgurances extra-lucides. Nietzsche n’avait-il pas murmuré avant de sombrer dans une folie éteinte :

Il faut avoir beaucoup de chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse.

96g04/huch/2942/09Cette pièce a de quoi déranger les bien-portants et de quoi consoler les malades. Artaud « ne tombe pas » sous les coups de barre de fer des policiers dublinois qui le jugent « halluciné », ni sous les électrochocs du Docteur Ferdière. Mieux, Il lance, avant de s’éteindre, comme une épitaphe pleine d’espoir pour l’Homme :

Je n’ai pas du tout l’intention de sombrer.

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