La Compagnie Affable

Textes & Scènes de Théâtre / Dialogues de Cinéma / Séries / Littérature / Philo / Poésie…

Sallinger de Koltès : monologue d’Anna

Muriel Inès Amat Catherine Marnas TNS Sallinger Bernard-Marie Koltès

Muriel Inès Amat (Anna) dans la mise en scène de Catherine Marnas au TNS en 2012 (Photo : Pierre Grosbois)

Voici un monologue pour femme extrait de Sallinger, une pièce de Bernard-Marie Koltès (écrite en 1977 et publiée à titre posthume en 1995), qui peint une Amérique angoissée à la veille de la Guerre du Vietnam. Un jeune homme, le Rouquin, préfère se suicider que s’engager que de s’engager. Sa soeur Anna, quant à elle, préfère devenir folle…

ANNA. Mon nom est Anna. Je suis prête. Emmenez-moi. Vous pouvez noter mon nom Monsieur, mais je vous en prie, oubliez-le tout de suite après l’avoir noté. Vous avez un mouchoir ? Monsieur, je vous en prie, ne faîtes pas votre diagnostic sur l’état où vous me voyez, avec le costume que je porte ni sur l’allure que j’ai. Oh non, allure trompeuse. Ce n’est rien d’autre qu’un genre adopté pour un soir et un soir seulement. Je me suis dit : va, c’est ton heure, prends bien soin qu’il ne te repousse pas. C’est donc seulement un genre d’emprunt pour qu’il ne me repousse pas. Vous n’auriez pas un mouchoir, en papier même, je m’en contenterais, au point où j’en suis ce soir. En dehors de mon nom, celui que je vous ai dit et que je vous prierai d’oublier aussitôt ; je n’ai rien à dire d’autre ; je ne vois vraiment pas. Profession ? Rien, non, rien : pas d’occupation, de profession encore moins. C’est le privilège, n’est-ce pas, d’une jeune fille de famille. Je ne faisais rien de toutes mes journées que tâcher de m’élever au-dessus de l’ordinaire, tenter de me détacher des lumières vulgaires pour apercevoir les lumières essentielles ; profession : cherche à apercevoir les lumières essentielles ; je conçois que cela n’a l’air de rien ; mais n’est-ce pas le privilège d’une jeune fille de famille de n’avoir l’air de rien ? Tant pis pour le mouchoir, monsieur, je me débrouillerai bien. (Elle essuie son maquillage avec son bras.) Je me suis dit : c’est ton heure, va ; je voulais seulement une toute dernière fois l’embrasser sur le front, lui caresser les cheveux, faire un petit tour de danse, peut-être, s’il avait bien voulu : j’ai senti que c’était mon heure, je suis venue te voir, ne me repousse pas, faisons un tour de danse. mais voilà que l’autre m’a doublée, une fois de plus ; elle me doublera donc toujours ; qu’a-t-elle donc que je n’ai pas pour doubler tout le monde ? Je me disais : va, et demande-lui : qu’avait-elle que je n’ai pas, cette grosse poule ? (Elle arrache sa robe.) Sur les mots non plus, je vous prie, monsieur, ne faites pas votre diagnostic, ce sont aussi des mots d’emprunt ; ce n’est pas réellement ce que je dirais, alors, ne vous hâtez pas, attendez que je me taise. Ce sont mes pauvres nerfs qui me font dire ce que je ne dirais pas, je vais avoir mes nerfs, je le sens ; que voulez-vous, c’est le privilège d’une jeune fille de famille qui n’a l’air de rien et qui n’a rien  à foutre que d’avoir ses nerfs de temps en temps, de n’être plus capable de contrôler ses mots, ni ses gestes, ni ses larmes. Vraiment pas de mouchoir, monsieur, avant que les larmes ne viennent ? Non, monsieur, ne comptez pas sur moi pour vous redire mon nom, il fallait le noter ; d’ailleurs, qu’avez-vous donc tellement besoin de le savoir ? Qu’est-il besoin de mon nom pour que l’on me dirige sur un établissement correct ? Est-ce qu’il ne vous suffit pas de savoir que je suis une jeune fille de famille ? J’espère bien que l’on ne va pas me coller dans un de ces hôpitaux où il y a foule et où tous se côtoient ? J’étais, je vous l’ai dit, à la recherche de lumière essentielle ; je mérite donc une clinique. Pour ce qui est du nom, eh bien, imaginez, trouvez une sonorité qui me corresponde bien, un mot inventé, rare et distingué, qui colle à mon vrai genre. Mais ne vous trompez pas, je ne le supporterais pas. S’il vous plaît, un mouchoir, et emmenez-moi vite. (…)

Sallinger, Bernard-Marie Koltès, Les Editions de Minuit. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans une librairie de quartier via ce lien Place des Libraires : Sallinger – Bernard-Marie Koltès 

→ Voir aussi notre liste de textes et de scènes issus du théâtre, du cinéma et de la littérature (pour une audition, pour le travail ou pour le plaisir)

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Information

Cette entrée a été publiée le 13 avril 2017 par dans Audition / Casting, Théâtre, et est taguée , , , , , , , , , , .
%d blogueurs aiment cette page :