Textes & Scènes de Théâtre / Dialogues de Cinéma / Séries / Littérature / Philo / Poésie…
Sartre, Charles Dullin (Jupiter) et Olga Dominique (Electre), à la création de la pièce au Théâtre de la Cité en 1943.
Voilà un monologue contemporain pour femme extrait des Mouches de Jean-Paul Sartre.
La cité d’Argos est envahie par les mouches. Les morts hantent les vivants. Les Argiens sont soumis au repentir. Préfigurant les révoltes étudiantes de mai 68, Electre tente de soulever le peuple contre cette oppression du passé, mais Jupiter l’en empêche. Elle s’en prend alors au sacré…
ELECTRE, portant une caisse, s’approche de la statue de Jupiter.
Ordure ! Tu peux me regarder, va ! avec tes yeux ronds dans ta face barbouillée de jus de framboise, tu ne me fais pas peur. Dis, elles sont venues, ce matin, les saintes femmes, les vieilles toupies en robe noire. Elles ont fait craquer leurs gros souliers autour de toi. Tu étais content, hein, croquemitaine, tu les aimes, les vieilles ; plus elles ressemblent à des mortes et plus tu les aimes. Elles ont répandu à tes pieds leurs vins les plus précieux parce que c’est ta fête, et des relents moisis montaient de leurs jupes à ton nez ; tes narines sont encore chatouillées de ce parfum délectable. (Se frottant à lui.) Eh bien, sens-moi, à présent, sens mon odeur de chair fraîche. Je suis jeune, moi, je suis vivante, ça doit te faire horreur. Moi aussi, je viens te faire mes offrandes pendant que toute la ville est en prière. Tiens : voilà des épluchures et toute la cendre du foyer, et de vieux bouts de viande grouillants de vers, et un morceau de pain souillé, dont nos porcs n’ont pas voulu, elles aimeront ça, tes mouches. Bonne fête, va, bonne fête, et souhaitons que ce soit la dernière. Je ne suis pas bien forte et je ne peux te flanquer par terre. Je peux te cracher dessus, c’est tout ce que je peux faire. Mais il viendra, celui que j’attends, avec sa grande épée. Il te regardera en rigolant, comme ça, les mains sur les hanches et renversé en arrière. Et puis il tirera son sabre et il te fendra de haut en bas, comme ça ! Alors les deux moitiés de Jupiter dégringoleront, l’une à gauche, l’autre à droite, et tout le monde verra qu’il est en bois blanc. Il est en bois tout blanc, le dieu des morts. L’horreur et le sang sur le visage et le vert sombre des yeux, ça n’est qu’un vernis, pas vrai ? Toi, tu sais que tu es tout blanc à l’intérieur, blanc comme un corps de nourrisson : tu sais qu’un coup de sabre te fendra net et que tu ne pourras même pas saigner. Du bois blanc ! Du bon bois blanc : ça brûle bien.
Les mouches, Jean-Paul Sartre, Acte I, scène 3. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler une scène sans connaître l’oeuvre intégrale. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Les mouches — Jean-Paul Sartre