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Jean Seberg dans A bout de souffle de Jean-Luc Godard (1960).
Deuxième extrait du roman de Romain Gary Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Alors qu’il file le parfait amour avec une jeune Brésilienne, Jacques est gagné par l’angoisse du déclin sexuel. Il devient de plus en plus distant, et Laura lui exprime le sentiment de menace qui pèse sur leur bonheur dans une très belle lettre d’amour.
Il est des moments, des heures faites de vies entières d’un bonheur auquel on ne devrait pas pouvoir survivre. Romantique, je sais, et si brésilienne, mais ce que tu me donnes ne peut être dit qu’avec des larmes d’un autre temps, et des mots Ancien Régime, et je te parle ainsi d’un âge où la vie avait encore des poètes de cour. Maintenant, la vie a cessé de régner et personne n’ose plus en parler sur un air de bonheur. Elle a perdu ses chanteurs, ses poètes de cour, ses prêtres, ses récitants, ses célébrants, car la vie est passée de mode : on lui reproche d’être dure, indifférente, absurde, injuste, féodale, et d’ailleurs n’a-t-on pas raison, lorsqu’on pense qu’elle m’a donné mes instants les plus heureux dans un appartement à cinq cents francs par jour à l’hôtel Plaza ? Chéri, je t’ai vu tout à l’heure en sortant, tu étais accompagné d’un homme d’aspect sévère et je me suis dit : c’est un fonctionnaire que la réalité a envoyé à Jacques pour lui demander des comptes, pour l’interroger sur cette façon de frauder qui consiste à être heureux. Et c’est vrai, il y a quelque chose d’outrageant, de scandaleux, de privilégié dans notre amour parce que le bonheur d’un couple tourne toujours le dos au monde, et j’ai peur. Je suis remontée dans la chambre pour écrire ses lignes, et je m’attarde, je regarde le lit défait, les rideaux baissés, cette chambre où l’on ne devrait rien toucher, jamais, la garder telle quelle, jusqu’à ce qu’une femme aussi heureuse que moi dise enfin dans mille ans : « Vous pouvez effacer les traces, faites de l’ordre, c’est sauvé… »
Laura
Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Romain Gary, folio, p. 21-28. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable — Romain Gary