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Gérard Depardieu et Robert De Niro dans le film 1900 (Novecento) de Bernardo Bertolucci (1976).
Courte scène pour trois jeunes hommes tirée de L’angoisse du roi Salomon de Romain Gary (dernier roman publié sous le pseudonyme d’Emile Ajar). Jean, jeune chauffeur de taxi à l’allure virile, est embauché par Monsieur Salomon, ancien roi du prêt-à-porter, pour apporter du réconfort aux personnes âgées frappées par la solitude. L’octogénaire lui confie une mission particulière : rendre visite à une certaine Mademoiselle Cora, ex-vedette des cabarets dans l’entre-deux-guerres. Jean éprouve énormément de compassion à l’égard de cette femme vieillissante, et s’en ouvre à son colocataire Chuck.
Jean est allongé sur la couchette inférieure d’un lit superposé. Chuck est assis sur celle du-dessus, et ses baskets pendent devant le nez de son colocataire. Le troisième colocataire, un jeune Cambodgien prénommé Tong, est allongé sur son lit à côté d’eux. (Les didascalies sont une retranscription théâtrale du texte original).
JEAN : Tu sens des pieds.
CHUCK : C’est la vie.
JEAN : Merde.
CHUCK : Qu’est-ce que tu as encore ? Tu fais une de ces gueules…
JEAN : Mademoiselle Cora, tu sais ? L’ancienne chanteuse ? Celle que monsieur Salomon m’a recommandée chaleureusement ?
CHUCK : Oui, et alors ?
JEAN : J’ai dû l’inviter à sortir avec moi.
CHUCK : Tu n’étais pas obligé, dis donc.
JEAN : Il faut bien que quelqu’un soit obligé. Sans ça, c’est le pôle Nord.
CHUCK : Le pôle Nord ?
JEAN : Sans ça, c’est les glaciers, le vide et cent degrés au-dessous de zéro.
CHUCK : Ca, coco, c’est ton problème.
JEAN : On dit toujours ça pour se désintéresser. Quand je lui ai apporté des fleurs, elle a rougi comme une jeune fille. A soixante-cinq piges, tu te rends compte ! Elle avait cru que c’était moi.
CHUCK : Et c’était lui ?
JEAN : C’était lui. C’est sa gentillesse proverbiale.
CHUCK : Celui-là, alors, comme volonté de puissance… Il se voit en Dieu le Père, il n’y a pas de doute. Bon, tu l’as invitée à sortir, et alors ?
JEAN : Rien. sauf qu’il y a un truc que je n’avais pas pigé, jusqu’à présent.
CHUCK : Tiens. Et peut-on savoir ce que tu n’as pas pigé spécialement, en dehors de tout ?
JEAN : Chuck, c’est pas la peine de faire de l’esprit, c’est pas ça qui manque. Je n’avais pas pigé qu’on pouvait être vieux et avoir vingt ans comme mentalité.
CHUCK : mais, mon pauvre coco, c’est ce qu’on appelle « la jeunesse du coeur » chez les clichés ! Je me demande vraiment ce que tu lis, quand tu traînes dans les bibliothèques publiques.
JEAN : Je t’emmerde. tu es le genre de mec qui m’aide à comprendre. Il n’y a qu’à t’écouter et prendre le contraire, on est sûr de ne pas se tromper. Toi et ton karaté, c’est des chameaux dans le désert, avec rien et personne. C’est pas mademoiselle Cora que j’ai invitée, c’est ses vingt ans. Elle a encore vingt ans quelque part. On n’a pas le droit.
Chuck lâche un pet et Tong saute de son lit pour ouvrir la fenêtre en gueulant.
CHUCK : Tu as eu tort de l’inviter, coco. Elle va prendre ça pour de l’espoir. Qu’est-ce que tu vas lui dire si elle essaye de coucher avec toi ?
JEAN, les poings serrés : Pourquoi tu dis ça ? Non mais pourquoi tu dis ça ? Pourquoi tu vas toujours chercher des trucs pas possibles ? Mademoiselle Cora est une personne qui a connu beaucoup de succès féminins et elle a encore envie d’être traitée comme une vraie femme, c’est tout. Tu penses bien que le cul, il y a longtemps que ça lui a passé !
CHUCK : Qu’est-ce que tu en sais ?
JEAN : Mais enfin, ça ne va pas non ? J’ai seulement pensé que ça lui ferait plaisir de se souvenir d’elle-même, parce que les gens, quand ils se perdent de vue, qu’est-ce qui leur reste ?
TONG : Je ne sais pas ce qui vous reste à vous, en Occident, mais nous, quand il ne nous reste plus rien, nous cherchons refuge dans notre sagesse orientale.
Jean saute de son pieu et va chercher à sagesse dans le dictionnaire de Chuck.
JEAN : « Sagesse : connaissance inspirée des choses divines et humaines. » (Chuck et Tong se marrent.) Il y aussi : « Parfaite connaissance des choses que l’homme peut savoir. » (Ils se marrent tous les trois.) Et encore : « Qualité, conduite de sage, calme supérieur, joints aux connaissances. » (Ils continuent à rire de bon coeur.)
Dialogue extrait du roman L’angoisse du roi Salomon de Romain Gary, Ed. Folio, p. 87-88. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : L’angoisse du roi Salomon – Romain Gary