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Line Renaud dans Harold et Maude en 2012.
Deuxième scène tirée de L’angoisse du roi Salomon de Romain Gary. Jean, jeune chauffeur de taxi à l’allure virile, est embauché par Monsieur Salomon, ancien roi du prêt-à-porter, pour apporter du réconfort aux personnes âgées frappées par la solitude. L’octogénaire lui confie une mission particulière : rendre visite à une certaine Mademoiselle Cora, ex-vedette des cabarets dans l’entre-deux-guerres. Il éprouve une immense compassion à l’égard de cette femme vieillissante et s’en ouvre une deuxième fois à son collègue et colocataire, Chuck. (Voir la première scène entre Jean et Chuck. Les didascalies sont une retranscription théâtrale du texte original.)
Jean est sur son lit. Il est en train de chercher le mot « vieillesse » dans le dictionnaire de Chuck.
CHUCK : Tu fais ça pour éloigner. Pour la distanciation.
JEAN : Ca veut dire quoi ?
CHUCK : Prendre tes distances, t’éloigner de ce qui te touche ou te fait peur. Pour t’éloigner de l’émotion. C’est une forme d’autodéfense. Quand tu es angoissé, tu éloignes la chose en la réduisant à l’état sec qu’elle a dans le dictionnaire. Tu la refroidis. Prends les larmes. Tu veux les éloigner, alors tu les regardes dans le dictionnaire. (Il va chercher le dictionnaire Budin.) « Larme : goutte apparente d’humeur limpide et salée provenant d’une sécrétion accrue des glandes lacrymales. Voilà tout ce que c’est, les larmes, dans le dictionnaire. Ca les éloigne vachement, non ? C’est une recherche du stoïcisme, chez toi. Ce que tu voudrais, c’est être stoïque. Insensible. Les bras croisés, l’oeil froid et dominateur et au revoir, excusez-moi, mais je vous vois tous de très loin, une espèce de rien minimal. Tu fais ça pour minimiser. (Un silence. Chuck observe Jean.) Qu’est-ce qu’il y a, coco ?
JEAN : Il y a que je me suis tapé mademoiselle Cora cette nuit.
CHUCK : Ah !
JEAN : Oui. Je l’ai sautée.
CHUCK : Eh bien, je ne vois pas où est le drame, coco. Si tu avais envie d’elle et que…
JEAN : Je n’avais aucune envie d’elle, merde.
CHUCK : Alors tu as fait ça par amour.
JEAN : Oui, mais elle prend ça personnellement.
CHUCK : AH !
JEAN : Oui, ah ! Elle n’a pas compris.
CHUCK : Tu pouvais lui expliquer.
JEAN : Tu ne peux pas expliquer à une femme que tu l’as baisée en général.
CHUCK : Il y a toujours une façon de dire les choses gentiment.
JEAN : Gentiment, mon cul. C’est parfaitement dégueulasse de choisir pour ne pas l’aimer une bonne femme uniquement parce qu’il y en a des jeunes et des jolies. Il y a déjà assez d’injustice sans qu’il y en ait encore plus. C’était pas personnel avec mademoiselle Cora, Chuck, c’était personnel avec l’injustice. J’ai encore fait le bénévole.
CHUCK : Bon, tu l’as baisée, elle ne va pas en crever.
JEAN : Je n’aurais pas dû. J’aurais pu faire ça autrement.
CHUCK : Comment ?
JEAN : Je ne sais pas, moi, il y a d’autres façons de manifester de la sympathie. (Un silence.) Je me suis fourré dans de sales draps, Chuck. Il vaut peut-être mieux que je quitte la France quelque temps pour avoir une excuse. Je n’ai pas l’intention de continuer, comme elle le croit, et je ne peux pas m’arrêter non plus, parce qu’elle va croire qu’elle est vieille. Je l’ai baisée dans le mouvement, voilà.
CHUCK : Vous pouvez rester amis.
JEAN : Et comment je vais lui expliquer ? Qu’est-ce que je vais lui dire ? Elle va prendre ça pour de la vieillesse.
CHUCK : Tu lui expliques qu’il y avait déjà une autre femme dans ta vie et que mademoiselle Cora t’a fait perdre la tête mais que l’autre l’a appris et que ce n’est pas une vie. Evidemment, elle va te prendre pour un don juan.
JEAN : Tu te fous de moi ? Tiens, ça me fait penser qu’il y a les ordures à descendre. C’est ton tour aujourd’hui.
CHUCK : Je sais. Mais sans blague, tout ce que tu as à faire, c’est sortir ça du plan sexuel. Il fat vous situer tous les deux sur le plan sentimental. Tu vas la voir de temps en temps, tu lui prends la main, tu la regardes dans les yeux et tu lui dis : mademoiselle Cora, je vous aime.
JEAN, sourit : Des fois, j’ai envie de te casser la gueule, Chuck.
CHUCK : Oui, je connais ce sentiment d’impuissance.
JEAN : Qu’est-ce que je dois faire ?
CHUCK : Elle va peut-être te laisser tomber, elle. ET la prochaine fois que ça te prendra, va dans la rue et jette des miettes aux moineaux.
JEAN : Oh, ça va.
CHUCK : On n’a pas idée de baiser une femme par pitié.
JEAN : Je ne l’ai pas baisée par pitié. J’ai fait ça par amour. Tu comprends bien ce que c’est, Chuck. C’est par amour, mais ça n’a rien à voir avec elle. Tu sais très bien que c’est général, chez moi.
CHUCK : Oui, l’amour du prochain.
Jean se lève et sort de la chambre. Puis, il fait demi-tour.
JEAN : Il y aun truc que je voudrais savoir, coco. Tu es le genre de mec qui a fait le tour de tout et qui est arrivé à la futilité. Tu as conclu. Tu as conclu que tout ça et rien, c’est la même chose. Alors, tu peux m’expliquer ce que tu fous depuis deux ans à la Sorbonne ? Personne n’a plus rien à t’apprendre. Alors ça sert à quoi tout ça ?
Jean prend le paquet de cours polycopiés de Chuck et les fout par la fenêtre. Chuck se met à hurler, il se précipite dehors en gueulant « fucking bastard! », « son of a bitch! »…
Dialogue extrait du roman L’angoisse du roi Salomon de Romain Gary, Ed. Folio, p. 162-165. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler une scène sans connaître l’oeuvre intégrale. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : L’angoisse du roi Salomon – Romain Gary