La Compagnie Affable

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Vernon Subutex de Virginie Despentes : le monologue de l’affreux trader

Le Loup de Wall Street Leonardo Di CaprioVernon Subutex est invité par sa vieille pote Gaëlle chez un trader surnommé Kiko. Celui-ci organise des fêtes très sauvages dans son grand appartement parisien. En observant l’ancien disquaire maîtriser sa playlist avec un timing parfait et une intuition quasi-divine, le financier se découvre un alter ego : trading haute-fréquence et DJ set demandent les mêmes aptitudes géniales pour se hisser au-dessus de la foule et contrôler le temps ! Kiko se demande comment Vernon a pu rester pauvre avec un don pareil. Il en profite pour exposer sa vision darwinienne de l’économie mondiale et cracher sur la société française…

KIKO : Personne n’aime les pauvres. Ce vieux con, Vernon, j’ai failli le foutre dehors – je n’aime pas quand quelqu’un fait ça, ramène chez moi quelqu’un qui ne devrait pas en franchir le seuil. J’ai failli m’énerver, quand j’ai vu sa gueule de clodo, et cette histoire de ne pas avoir de valise avec lui – il fallait lui prêter une chemise… J’ai regardé Gaëlle de travers, et elle a fait cette tête, que j’aime bien, sa gueule de vieux cow-boy sûr de son coup. Elle savait ce qu’elle faisait. Le mec assure. Autant il ne ressemblait à rien en plein jour dans le salon, autant à cette heure-ci, penché sur ses playlists, il a la dégaine adéquate. Il bouge à peine – les vrais mecs ne dansent pas – mais il est dans le son. L’enculé prend un virage à cent-quatre-vingt degrés, musique chaude et kitch, et ça passe. Je jette un oeil à son iTunes : Candi Staton, I’d rather be an old man’s sweetheart, mais putain comment ce fils de pute a osé jouer ça – maintenant. Pile ce qu’il fallait, ce qui convient pour que les petites se réchauffent malgré la coca. Groggy night, jamais vu un fils de pute pareil. Pourquoi t’es pauvre, toi, pourquoi t’es resté un sale pauvre. Le gars a dû grandir nourri aux cacahuètes sur des assiettes en carton, une vie à bouffer des crêpes surgelées et de la viande bourrée d’antibios. La culture des pauvres, ça me fout la gerbe. Je serais réduit à ça – bouffe trop salée transports en commun bosser pour moins de cinq mille euros par mois et s’acheter des fringues dans un centre commercial. Prendre l’avion et devoir attendre dans l’aéroport sur des chaises dures sans rien avoir à boire ni les journaux se faire traiter comme une merde et voyager sur des sièges deuxième classe, être un connard de deuxième classe, les genoux recroquevillés et les coudes de la voisine dans les côtes. Enfiler de la vieille viande cellulitique. Finir sa semaine de boulot et faire son ménage et ses courses. Regarder les prix des choses pour savoir si on peut se les payer. Je braquerais des banques je me tirerais une balle je trouverais une solution. Je ne le supporterais pas. S’ils le font c’est qu’ils le méritent. Qu’est-ce que les riches ont de plus que les pauvres ? Ils ne se contentent pas de ce qu’on leur laisse. Les mecs comme moi ne se comportent jamais en esclaves. Je suis debout, quoiqu’il arrive – plutôt crever que s’agenouiller. Celui qui se laisse dominer mérite d’être dominé. C’est la guerre. Je suis un mercenaire. Kerviel à la télé quand le mec lui a posé la question : mais est-ce que vous vous rendiez compte de ce que vous faisiez quand vous spéculiez sur des matières premières, ou ce genre de truc idiot de mec qui ne veut pas comprendre ce qu’est le job – j’étais effondré de rire. Est-ce que tu crois qu’on le temps de faire l’inspection du trou de son propre cul en se demandant si c’est bien. Qui est le plus fort. Le plus rapide. C’est la seule question. Dès que tu sens la réponse, vas-y fonce. Les gars se lamentent sur les marchés, ils invitent Kerviel et voudraient lui faire dire qu’il est responsable de tout. Mais posez-vous les bonnes questions : qui vend les programmes ? Voilà les maîtres du monde. Demande-toi ce que fabrique Google, au lieu de pleurer que tu ne comprends plus rien à l’industrie. Douze trains de retard, collègue. Qui invente les logarithmes, c’est la seule question valable. Les gens d’en bas ont peur de la montée de l’extrême-droite. Ca ne changera rien pour les marchés. Ceux-là ou d’autres, on ne sent jamais la différence. On ne reviendra plus en arrière. Ils sont encore aux années 30. Est-ce qu’on demande à l’aviateur dans son bombardier d’examiner ses états d’âme. Ils en sont encore à défendre l’école ou la Sécurité Sociale. Les attardés. Ils ont besoin de lire pendant leur temps libre, les chômeurs ? Je touche de l’argent quand je n’en produis pas, moi ? C’est terminé le vieux monde. Qu’est-ce qu’on a besoin d’éduquer des gens dont a plus besoin sur le marché de l’emploi ? La prochaine qu’on fera appel au peuple d’Europe, ce sera pour la guerre. Voilà ce qui pourrait faire redémarrer l’économie. Une guerre. Mais des chômeurs lettrés – franchement, quelle imbécillité. Les gens croient qu’à la corbeille ils gardent un oeil sur les mouvements contestataires – ils croient vraiment que ça leur serre le coeur de voir quatre gusses qui n’ont plus de quoi acheter leur farine ? Ca a toujours été comme ça. C’est dur. C’est la guerre. Quand Kerviel tombe, personne ne vient le défendre. Quand mon tour arrivera – je serai seul. Je suis un mercenaire. Je sais que je ne peux compter sur personne. Les guerres il faut les gagner. Survivre. Avoir les bons outils. Le logarithme juste. Le reste, poésie. Fausses promesses. Bien sur il y a l’ivresse. Qu’est-ce que tu crois, baltringue, que ça me fait pas bander de faire des bonus à cinq zéros ? S’il j’allais dire à Subutex, tu sais aujourd’hui, j’ai ajouté des centaines de milliers d’euros à mon capital, est-ce qu’il ne comprendrait pas qu’il bande ? Je bande à fond. Je suis un taureau dans l’arène, je me bats. Je vois ceux qui ont pris leur retraite à quarante ans. Palais grosses caisses et jolies putes, ils s’installent dans des pays où personne ne s’emmerde avec les droits de l’homme, où on est avance, faites pas chier avec les impôts. J’en vois pas un seul avec des larmes dans les yeux parce que Bamboula mange pas bien. Essaye de faire ce que je fais, tu verras. Je ramène, je devine, je double, j’anticipe, je biaise. Toujours sur le qui-vive. Mauvaise nouvelle pour les Français : la fête est finie. Circulez, il n’y a plus rien à vendre. On a liquidé nos frigos nos ordinateurs maintenant on prend les stocks et on va vendre ailleurs. Et alors quoi ? A part chialer, vous allez faire quoi ? Vous entretuer ? Bonne idée. On a des armes, à vendre. Les gens de son pays sont des imbéciles, des ingrats et des arrogants. Ca braille dans la rue en se croyant important. Rien. On ne vous entend pas d’où on est. Même pas une rumeur jusqu’à nos oreilles. C’est déjà plié. C’est joué. Agitez vos petits bulletins. On ne vous entend pas, même de loin.

Extrait de Vernon Subutex Tome 1 de Virginie Descentes (certains passages ont été adaptés à la première personne ou modifiés pour en faire un monologue théâtral). N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler une scène sans connaître l’oeuvre intégrale. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Vernon Subutex 1 – Virginie Despentes

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Cette entrée a été publiée le 6 novembre 2017 par dans Audition / Casting, Littérature, Théâtre, et est taguée , , , , , , , , , .