La Compagnie Affable

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Le « monologue » de Thérèse Raquin

Simone Signoret Thérèse Raquin film Marcel Carné 1953

Simone Signoret (Thérèse Raquin) dans le film de Marcel Carné (1953)

Voici un extrait du roman éponyme d’Emile Zola que vous pouvez transformer en « monologue » (je mets des guillemets car Laurent est sur scène, et il s’agit plutôt d’un soliloque) pour une femme

À partir de ce jour Thérèse entra dans sa vie. Il ne l’acceptait pas encore, mais il la subissait. Il avait des heures d’effrois, des moments de prudence, et, en somme, cette liaison le secouait désagréablement ; mais ses peurs, ses malaises tombaient devant ses désirs. Les rendez-vous se suivirent, se multiplièrent.

Thérèse n’avait pas de ces doutes. Elle se livrait sans ménagement, allant droit où la poussait sa passion. Cette femme, que les circonstances avait pliée et qui se redressait enfin, mettait à nu son être entier, expliquant sa vie.

Parfois elle passait ses bras au cou de Laurent, elle se traînait sur sa poitrine, et, d’une voix encore haletante :

— Oh ! si tu savais, disait-elle, combien j’ai souffert ! J’ai été élevée dans l’humidité tiède de la chambre d’un malade. Je couchais avec Camille ; la nuit, je m’éloignais de lui, écœurée par l’odeur fade qui sortait de son corps. Il était méchant et entêté ; il ne voulait pas prendre les médicaments que je refusais de partager avec lui ; pour plaire à ma tante, je devais boire de toutes les drogues. Je ne sais comment je ne suis pas morte… Ils m’ont rendue laide, mon pauvre ami, ils m’ont volé tout ce que j’avais, et tu ne peux m’aimer comme je t’aime.

Elle pleurait, elle embrassait Laurent, elle continuait avec une haine sourde :

— Je ne leur souhaite pas de mal. Ils m’ont élevée, ils m’ont recueillie et défendue contre la misère… Mais j’aurais préféré l’abandon à leur hospitalité. J’avais des besoins cuisants de grand air ; toute petite, je rêvais de courir les chemins, les pieds nus dans la poussière, demandant l’aumône, vivant en bohémienne. On m’a dit que ma mère était fille d’un chef de tribu, en Afrique ; j’ai souvent songé à elle, j’ai compris que je lui appartenais par le sang et les instincts, j’aurais voulu ne la quitter jamais et traverser les sables, pendue à son dos… Ah ! quelle jeunesse ! J’ai encore des dégoûts et des révoltes, lorsque je me rappelle les longues journées que j’ai passées dans la chambre où râlait Camille. J’étais accroupie devant le feu, regardant stupidement bouillir les tisanes, sentant mes membres se roidir. Et je ne pouvais bouger, ma tante grondait quand je faisais du bruit… Plus tard, j’ai goûté des joies profondes, dans la petite maison du bord de l’eau ; mais j’étais déjà abêtie, je savais à peine marcher, je tombais lorsque je courais. Puis on m’a enterrée toute vive dans cette ignoble boutique.

Thérèse respirait fortement, elle serrait son amant à pleins bras, elle se vengeait, et ses narines minces et souples avaient de petits battements nerveux.

— Tu ne saurais croire, reprenait-elle, combien ils m’ont rendue mauvaise. Ils ont fait de moi une hypocrite et une menteuse… Ils m’ont étouffée dans leur douceur bourgeoise, et je ne m’explique pas comment il y a encore du sang dans mes veines… J’ai baissé les yeux, j’ai eu comme eux un visage morne et imbécile, j’ai mené leur vie morte. Quand tu m’as vue, n’est-ce pas ? j’avais l’air d’une bête. J’étais grave, écrasée, abrutie. Je n’espérais plus en rien, je songeais à me jeter un jour dans la Seine… Mais, avant cet affaissement, que de nuits de colère ! Là-bas, à Vernon, dans ma chambre froide, je mordais mon oreiller pour étouffer mes cris, je me battais, je me traitais de lâche. Mon sang me brûlait et je me serais déchiré le corps. À deux reprises, j’ai voulu fuir, aller devant moi, au soleil ; le courage m’a manqué, ils avaient fait de moi une brute docile avec leur bienveillance molle et leur tendresse écœurante. Alors j’ai menti, j’ai menti toujours. Je suis restée là toute douce, toute silencieuse, rêvant de frapper et de mordre.

La jeune femme s’arrêtait, essuyant ses lèvres humides sur le cou de Laurent. Elle ajoutait, après un silence :

— Je ne sais plus pourquoi j’ai consenti à épouser Camille. Je n’ai pas protesté, par une sorte d’insouciance dédaigneuse. Cet enfant me faisait pitié. Lorsque je jouais avec lui, je sentais mes doigts s’enfoncer dans ses membres comme dans de l’argile. Je l’ai pris, parce que ma tante me l’offrait et que je comptais ne jamais me gêner pour lui… Et j’ai retrouvé dans mon mari le petit garçon souffrant avec lequel j’avais déjà couché à six ans. Il était aussi frêle, aussi plaintif, et il avait toujours cette odeur fade d’enfant malade qui me répugnait tant jadis… Je te dis tout cela pour que tu ne sois pas jaloux… Une sorte de dégoût me montait à la gorge ; je me rappelais les drogues que j’avais bues, et je m’écartais, et je passais des nuits terribles… Mais toi, toi…

Et Thérèse se redressait, se pliait en arrière, les doigts pris dans les mains épaisses de Laurent, regardant ses larges épaules, son cou énorme…

— Toi, je t’aime, je t’ai aimé le jour où Camille t’a poussé dans la boutique… Tu ne m’estimes peut-être pas, parce que je me suis livrée tout entière, en une fois… Vrai, je ne sais comment cela est arrivé. Je suis fière, je suis emportée. J’aurais voulu te battre, le premier jour, quand tu m’as embrassée et jetée par terre dans cette chambre… J’ignore comment je t’aimais ; je te haïssais plutôt. Ta vue m’irritait, me faisait souffrir ; lorsque tu étais là, mes nerfs se tendaient à se rompre, ma tête se vidait, je voyais rouge. Oh ! que j’ai souffert ! Et je cherchais cette souffrance, j’attendais ta venue, je tournais autour de ta chaise, pour marcher dans ton haleine, pour traîner mes vêtements le long des tiens. Il me semblait que ton sang me jetait des bouffées de chaleur au passage, et c’était cette sorte de nuée ardente, dans laquelle tu t’enveloppais, qui m’attirait et me retenait auprès de toi, malgré mes sourdes révoltes… Tu te souviens quand tu peignais ici : une force fatale me ramenait à ton coté, je respirais ton air avec des délices cruelles. Je comprenais que je paraissais quêter des baisers, j’avais honte de mon esclavage, je sentais que j’allais tomber si tu me touchais. Mais je cédais à mes lâchetés, je grelottais de froid en attendant que tu voulusses bien me prendre dans tes bras…

Alors Thérèse se taisait, frémissante, comme orgueilleuse et vengée. Elle tenait Laurent ivre sur sa poitrine, et, dans la chambre nue et glaciale, se passaient des scènes de passion ardentes, d’une brutalité sinistre. Chaque nouveau rendez-vous amenait des crises plus fougueuses.

Thérèse Raquin, Emile Zola, chapitre VII. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler un texte sans l’œuvre complète. Vous pouvez acheter le livre en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Thérèse Raquin — Emile Zola

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Cette entrée a été publiée le 22 mars 2017 par dans Audition / Casting, Littérature, et est taguée , , , , , , , , .
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