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Illustration de Singer, à la une du journal La Décroissance (septembre 2018).
11ème épisode de notre chronique-feuilleton de l’album Zippo contre les Robots (lire le 10ème épisode) !
13. i-Monde
Comme ce morceau-fleuve reprend la plupart des critiques énoncées dans les titres précédents, arrêtons-nous quelques instants pour expliciter enfin l’adjectif « néo-luddiste »…
Les Luddistes (ou Luddites) sont les premiers « casseurs de machines » de l’ère industrielle. Au début du XIXème siècle, ces travailleurs anglais de l’industrie textile s’opposent farouchement à l’arrivée des inventions les condamnant au chômage. (Le mouvement tient son nom d’un ouvrier légendaire, Ned Ludd, qui, en 1779, aurait détruit deux machines à tricoter dans la fabrique où il était employé.) Et cette lutte anti-mécanique gagne rapidement la France, lorsque les ouvriers-tisserands de la région lyonnaise découvrent les gains de productivité du métier Jacquard. En effet, cet appareil permet désormais à un seul homme de faire le travail de plusieurs. On voit donc quelques collègues canuts traverser la rue, dans l’espoir de trouver un nouvel emploi ; puis, comme il commence à faire faim, le concept de progrès technique devient de plus en plus flou, et on se met à taper sur les nouveaux gadgets à la hache…
« De ma fenêtre observe les toits de l’ancien Empire canut
Voici où mène leur civilisation
Du métier Jacquard à la bombe à neutrons »
(Lucio Bukowski, « Les faiseurs d’illusions sortent des lapins morts de leurs chapeaux »)
Évidemment, ce n’était que le début du grand remplacement. Il suffit de regarder autour de soi pour apercevoir d’autres boulots refilés aux automates : secrétaires médicaux (logiciels de prise de rendez-vous en ligne), caissiers (caisses automatiques), petits commerçants (e-commerce), chauffeurs de bus (voitures autonomes)…etc. Et un schumpeterien (1) vous dira qu’il s’agit tout bêtement d’un processus naturel de « destruction créatrice », et que d’autres « grappes d’innovations » créeront bientôt les jobs de demain (croyance largement répandue dans les start-up nations)…
Sauf que les avocats de la « destruction créatrice » oublient souvent de chiffrer le ratio emplois détruits / emplois créés. Or, les gains de productivité suppriment bien plus d’emplois qu’ils n’en créent ; surtout quand une activité est robotisée ou informatisée (dans ce second cas, même les activités intellectuelles deviennent délocalisables ; quand elles ne sont pas remplacées par des « intelligences artificielles »…). Encore une fois, les gains de productivité ne visent qu’à employer moins de ressources pour une production donnée. Et on voit mal comment cela permettrait de donner du travail à tout le monde…
« Vous pouvez garder vos promesses
On sait qu’des prolos crèvent
Chaque fois qu’des robots naissent »
(« Étincelle »)
Ce à quoi j’ajouterais que l’innovation actuelle opère un transfert de valeurs parfaitement aberrant, depuis des secteurs vitaux vers des industries moins indispensables. Pourquoi, par exemple, l’agriculteur et l’enseignant sont-ils moins payés qu’un salarié de Facebook ? Qu’est-ce qui fonde la valeur de marché astronomique de cette même entreprise… ?
D’autre part, les partisans du progrès-à-tout-prix considèrent que les emplois peu qualifiés ne méritent pas vraiment d’être conservés. Pourtant ces travaux occupent des personnes, les intègrent socialement, et font vivre leur famille ; ce qui est, à mon sens, mille fois mieux que rien. Et c’est d’autant plus vrai que les travailleurs peu qualifiés sont moins bien armés en cas de reconversion forcée.
« On n’arrête pas le progrès, ouais c’est ça le slogan »
Bref, à l’heure du digital, de l’A.I, et de la robotisation, les innovations technologiques nous conduisent de plus en plus vers « la fin du travail » (2), c’est-à-dire vers un chômage total. Et non seulement cette perspective n’effraie pas nos dirigeants, mais, en plus, certains progressistes avancent même l’idée d’un revenu universel, qui viendrait se substituer au produit de notre travail. Comment d’ailleurs financerait-on ce fameux revenu universel, s’il n’y a plus aucun salarié en France ? Est-ce qu’il y aurait encore des entreprises peuplées de robots dont les recettes seraient taxées par l’État ? Personne ne le sait…
En outre, à quoi serions-nous occupés, si tous les biens et services de base étaient produits par des auxiliaires technologiques ? Comment ne pas se sentir parfaitement inutile sans une fonction quelconque ? Comment ne pas s’ennuyer à mourir sans un peu de labeur ? Il faudrait sans doute un « grand spectacle » pour nous divertir, façon post-humains dans Wall-E… Et c’est là que Zippo reprend avec ses mots la critique debordienne (voir l’Episode 10 : « Les gens plongent dans la normalité d’un torrent de mensonges, / Où la vie ne sert plus qu’à servir des idées / Pour nourrir la vitrine d’un fil d’actualité » ; « C’est fou c’qu’on peut faire avec des caméras / Ça n’empêche pas les drames / Mais les gens ça les calme »…).
« Toi, t’es là à regarder tes droits qui s’envolent
À désespérer de voir les gens qui s’en cognent
Mais les types te consolent et remplissent ta gamelle
Leurs techniques de contrôles feraient rougir Machiavel »
Sagement assise devant une télé-réalité, notre espèce se transforme en bon toutou « gras et poli », comme dans la fable de La Fontaine (3). Nous sommes petit à petit dépossédés du sens premier de notre vie, qui consiste, comme tous les êtres vivants, à assurer les moyens de notre propre subsistance. Au nom de l’Organisation Scientifique du Travail et de l’Optimisation Permanente, nous devons maintenant être techno-guidés, techno-aidés, pour être finalement techno-virés. « Moyennant quoi, nous dit-on, votre salaire / Sera force reliefs de toutes les façons » (4) En un mot, farniente obligatoire pour tous ! Et « Si tu joues l’jeu, t’auras p’têtre un salaire, super ! »
« Le collier dont je suis attaché / De ce que vous voyez est peut-être la cause » (« Le Loup et le Chien », illustrée par Grandville, 1838.)
Et tant pis si la pâtée n’a pas toujours le goût des baies sauvages ! D’abord, à force de manger des « particules fines » et des croquettes au glyphosate, on finit par n’avoir plus « aucune idée de ce que c’est qu’une tomate ». Peu importe également si les « puces RFID » nous filent quelques démangeaisons, nous ne voyons plus nos « laisses, maintenant qu’elles sont en wireless » (6)…
« Et tout le monde trouve ça cool des US à la Chine
La foule s’agenouille au pied de la machine »
À en croire les gourous de la Silicon Valley, il est trop tard pour lutter. La techno-dépendance a déjà atteint un point de non-retour. Si nous revenons en arrière, si nous éteignons la machine qui nous fait respirer, nous mourrons instantanément. Et si nous refusons d’aller encore plus loin, de fusionner complètement avec la technologie, elle nous avalera de toute façon. Comme le dit Elon Musk : « Your phone is already an extension of you. You’re already a cyborg. » (7) Voilà pourquoi le patron de SpaceX (voir l’Épisode 12), bien décidé à ne pas rater le train l’intelligence artificielle, développe en ce moment-même une sorte de prise USB pour cortex…
Devant pareille négation de la liberté et de la dignité humaines, comment s’étonner que le techno-capitalisme engendre des révoltés ? On a même envie de crier avec Zippo : « Fallait pas prendre Ted Kaczynski pour un con ! » Car les profs de maths ne deviennent pas terroristes par hasard… Certes, la technique du colis piégé est répréhensible en soi, mais les motivations du fameux « Unabomber » sont loin d’être celles d’un fou furieux. Il suffit de lire les premières lignes du manifeste qu’il a fait publier dans la presse en 1995 (à lire ici en V.O : Industrial Society And Its Future) pour voir que c’est un « J’accuse » prononcé contre l’« i-Monde » : « La Révolution Industrielle a eu des conséquences désastreuses pour le genre humain […] Le développement continu de la technologie ne fera qu’aggraver la situation. »
Et, plus bas, Ted nous découvre le pot-aux-roses : « Il y a une autre raison qui explique l’immense pouvoir social de la technologie. Dans une société donnée, le progrès technologique marche dans une seule direction, il est impossible d’inverser son cours. Lorsqu’une innovation technique est introduite, les gens deviennent généralement dépendants de celle-ci. Ils ne peuvent plus se passer de cette innovation, à moins qu’une autre technologie plus avancée vienne la remplacer. » (8) Non seulement le progrès technologique nous éloigne de l’existence par le travail autonome, mais, cerise sur le gâteau, ils nous change en junkies. Nous sommes en passe de devenir des techno-consommateurs compulsifs, passant simplement d’une addiction à une autre, sans prendre la moindre mesure de notre dépendance…
« Et puis tu discuteras un peu avec Siri / Et tu lui d’manderas comment les êtres humains / Ont arrêté d’être libres pour dev’nir des putains »
(1) Joseph Alois Schumpeter (1883-1950) est un économiste dont la théorie est fondée sur l’innovation technologique et le rôle capital de l’entrepreneur. C’est dans sa Théorie de l’évolution économique (1911), qu’il avance le concept de « destruction créatrice ». (2) The End Of Work, livre de l’économiste américain Jeremy Rifkin, paru en 1995, dont le titre annonce la conséquence inéluctable de l’informatique. (3) (4) « Le Loup et le Chien », Jean de La Fontaine, Fables, I, 5. (5) « Noeud de cravate ». (6) « L’homme à la tête creuse ». (7) Interview d’Elon Musk du 6/9/18, réalisée dans l’émission-podcast de Joe Rogan (vidéo). Paroles extraites de la chanson « i-monde ». Zippo, Zippo contre les robots, Strange Fruit, 2018. Vous pouvez acheter l’album sur ce lien (site officiel de Zippo). Pour suivre les aventures de l’homme-briquet sur Facebook, c’est par ici.